L’Être Humain – l’Oméga d’une société ?
10 July 2024 /
Léa Thyssens 10 min
Le masculinisme est aux portes de nos sociétés. Largement diffusé grâce aux réseaux sociaux, ce mouvement qui alimente des discours de haine à l’égard des femmes, gagne en popularité. Alors qu’un sentiment d’évolution semblait prévaloir ces dernières années, c’est son contraire qui semble émerger dans la société.
“Retourne cuisiner”, “rhabille-toi”, “on dirait un homme”, “tu devrais faire un régime”, “arrête de faire ta fillette”, “fais quelque chose avec tes cheveux”, “va manger un hamburger”, “on dirait une femme”, et bien d’autres encore.
Si ce genre de commentaires semblaient ne plus avoir leur place dans la société, ils sont pour le moins une réalité que de nombreuses personnes subissent encore quotidiennement dans différentes sphères sociales, que ce soit sur les réseaux sociaux, dans les entreprises, ou dans la vie de tous les jours. Il y a aujourd’hui une montée phénoménale d’un masculinisme fièrement affiché et revendiqué. La présence du pseudo « mâle alpha » dans les sociétés est une menace pour le Droit des femmes durement acquis. Si certaines normes semblaient avoir évoluées ces dernières années, c’est un profond sentiment de retour en arrière qui s’élève doucement dans notre société.
Masculinisme et féminisme : qui répond à qui ? ou à quoi ?
Si les partisans du masculinisme pensent être à l’origine de ce concept, il faudrait peut-être rappeler que les féministes H.Auclert, et C. Perkins Gilman, l’utilisaient déjà pour désigner les défenseurs de la domination masculine, il y a près d’un siècle. Son interprétation actuelle ne remonte qu’aux années 80 et désigne la défense de la condition masculine. Selon l’historienne Christine Bard, se cacher derrière ce terme de masculinisme est habile : c’est masquer son antiféminisme et donc tenter de donner une identité positive à un mouvement de réaction contre le Droit des femmes. C’est donc, dans un sens, une imitation du mouvement féministe qui, selon le Conseil de l’Europe, est un mouvement visant à mettre “fin au sexisme, à l’exploitation et à l’oppression sexiste et à réaliser la pleine égalité de genre en droit et en pratique.” Mais pour comprendre pleinement cette définition, il faut comprendre les concepts qu’elle englobe.
Si, en comparaison, les femmes ont tendance à aller vers des idées progressistes, leurs homologues masculins ont plus souvent tendance à aller vers des idées conservatrices. Si le féminisme a connu un essor ces dernières décennies, le fait que les personnes défendant les idées masculinistes ne cessent d’augmenter n’est pourtant pas surprenant. Certains sociologues tels que Marshall ou encore Parsons ont tendance à considérer l’évolution de la société comme étant “linéaire et bien enracinée dans les habitudes de la modernité, de l’éducation, de l’expansion économique et des intérêts sociaux partagés”. Cependant, avec une telle vision, les mouvements conservateurs apparaissent comme des mouvements déviants et, selon le sociologue Lipset, reflètent une anomalie.
Pourtant, les sociétés modernes que nous connaissons n’ont jamais fonctionné de cette façon. Le changement est provoqué par des Frontlash. Pour faire simple, le progrès est possible notamment grâce à des personnes dont la vision est, selon le sociologue Garfinkel, “en avance sur leur temps et où leurs actions peuvent être considérées comme des expériences provocatrices et déstabilisantes”. La réussite de ces dites expériences, petites ou grandes, est donc perçue comme une menace pour les différents intérêts de la société. Mais qui dit action, dit réaction. Ces Frontlash ont tendance à provoquer des réactions, des Backlash. Selon le sociologue américain Jeffrey C. Alexander, “des mouvements de désagrégation culturelle, sociale et politique qui ont pour but d’empêcher l’élargissement cosmopolite et l’incorporation civile.” En d’autres termes, la transformation des sociétés. Ce type de réactions semble se déclencher car, toujours selon J. C. Alexander, “les structures idéales et matérielles du statu quo ont été déplacées de manière abrupte et que ceux qui occupaient ces structures souhaitent revenir à l’époque avant ce changement” ; endroit qui pour eux était un meilleur endroit. Pour en revenir aux mouvements sociaux, la montée du féminisme dans les sociétés a donc entraîné une série de mouvements réactionnaires. Pour le journal français Le Monde, ce mot, non pas le concept, a été forgé “pour désigner le contrecoup permanent qui pèse sur les droits des minorités ou les droits des femmes après chaque avancée.” Si les traductions en français existent, sa version anglais reste plus impactante.
Une crise de la masculinité ?
Selon le journal Le Monde, ce contre-mouvement au féminisme s’appuie sur le mythe d’une « crise de la masculinité » pour défendre le modèle inégalitaire des rapports entre les femmes et les hommes. Et pourtant, si les masculinistes soutiennent une hiérarchie entre les hommes et les femmes, notons également qu’au sein même de ce mouvement se trouve une hiérarchie.
Ce mouvement serait le résultat d’un sentiment d’une place qu’ils auraient perdue. Si les ouvrages ne manquent pas sur ce sujet, ceux qui le prônent le font en clamant la perte des valeurs viriles et de l’incapacité des hommes à exercer leur masculinité. Selon Mélanie Gourarier, le masculinisme diffère de l’antiféminisme. Parce que si toute pensée masculiniste est conséquemment antiféministe, la réciproque ne l’est pas pour autant. Contrairement à l’antiféminisme, Gourarier explique dans l’introduction de son ouvrage, « Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes », le masculinisme constitue les hommes en groupe social spécifique dont les intérêts sont opposés à ceux des femmes, où leurs intérêts seraient donc proprement masculins et “passerait par la résistance au féminisme.”
Cependant, le masculinisme serait une forme de l’antiféminisme qui ne supporte pas le combat contre les inégalités de genre. Pour ne pas confondre, selon le rapport Contrer les discours masculinistes en ligne adressé à l’Union européenne, “ce qui réunit les antiféminismes est un même discours binaire et différentialiste des sexes, c’est-à-dire une différence naturelle entre femmes et hommes et de ce fait la défense d’un ordre social hiérarchisé.” Il y aurait donc un genre naturellement supérieur à un autre.
La féminisation serait, semble-t-il, la coupable de cette crise, car ce genre de crise est décrit dans l’ouvrage comme étant quelque chose qui n’a rien de nouveau. Elle serait la cause de ce désordre social. Pour certains, il s’agit de l’apparition des femmes dans des espaces qui étaient exclusivement réservés aux hommes, se rapprochant de l’idée d’une égalité entre les deux. Pour d’autres, il s’agirait de l’« Atténuation, chez l’homme, des caractères sexuels secondaires masculins, suivie de l’apparition de caractères sexuels secondaires féminins ». C’est d’ailleurs cette définition qui prime dans le dictionnaire français le Larousse. Ce sentiment proviendrait de la mainmise des femmes sur l’ensemble de la société. Et c’est également cette définition qui est majoritairement retenue et diffusée dans l’espace public. Ainsi, toujours selon Gourarier, “l’argument masculiniste de la féminisation des hommes est d’abord un discours sur la carence de la masculinité.” Les masculinistes fondent la légitimité de leur cause sur ce sentiment, pour le moins ironique, de la privation d’exprimer un caractère masculin. Maniant le vocabulaire féministe pour en détourner le sens, ils exhortent les hommes à s’émanciper d’un monde qui selon eux est maintenant dominé par les femmes, et où les hommes sont victimes dans ce modèle sociétale.
Les Réseaux sociaux
Si certains mouvements sociopolitiques gagnent massivement du terrain, c’est notamment grâce au réseaux sociaux qui leur permettent d’atteindre une plus vaste audience.
Au cours de cette dernière année, et notamment avec la montée des réseaux sociaux, ces définitions ont été appropriées, parfois déformées, à tort ou a raison, donnant une image par moment négative à un mouvement qui se bat pour une égalité de droits. Les réseaux sociaux offrent également un rideau derrière lequel hommes et femmes se cachent pour dénigrer l’un et l’autre.
Il est de notoriété publique que les personnes qui ont un compte sur les réseaux sociaux sont de plus en plus jeunes, et ce malgré les pseudos contrôles d’âges et restrictions qui, au-delà du paraître, sont pour le moins inefficaces. Et dans la société actuelle ce manque de contrôle (autant de ces entreprises que des tuteurs) pose problème dans le sens où ces enfants se construisent avec les réseaux. Et où la répétition d’un même contenu participe à sa banalisation et à l’assimilation du pseudo caractère normatif de ce contenu dans la société.
Le degré d’aspiration à ce mouvement varie néanmoins à différents degrés et forment ensemble la “manosphère”. Certains, s’auto-désignant comme les Incels (involuntary celibate), attribuent leur célibat aux femmes et en développent ainsi un discours misogyne et haineux Pourtant, selon la journaliste Pauline Ferrari, “il y a eu une dissonance à un moment donné, entre leurs croyances et la réalité”.
Dans l’ensemble, les discours peuvent donner l’impression d’être inoffensifs. On peut y retrouver des conseils de la vie de tous les jours, des conseils de musculations, etc., et par extension un contenu qui, toujours selon Pauline Ferrari, vise à exclure les femmes. Ce qui vient poser problèmes c’est qu’on se retrouve face à une “radicalisation de ce discours et une présentation de la femme comme étant menteuse, profiteuse, et qui en soit vivent pour anéantier la vie des hommes”. D’un simple discours sur la vie, on se retrouve face à un discours de haine. Cette radicalisation ne sort pas de nulle part, elle se construit petit à petit. Elle est possible grâce à une technique de manipulation très employée : la technique du « pied-dans-la-porte ». Pour Ferrari, cette technique une fois appliquée aux discours masculinistes, opère en différentes étapes. “On débute par des concepts très inoffensifs qui répondent à de vraies souffrances et de vrais questionnements que peuvent ressentir des adolescents et des jeunes hommes sur la séduction et la confiance en soi par exemple. Et on offre à ces questionnements-là des clés de lecture et des clés de réponse qui vont être des réponses très simplistes, très manichéennes et de fait très misogynes aussi.”
La faute de l’algorithme ?
On le sait, les algorithmes sont faits pour nous proposer des contenus qui nous plaisent, ou qui du moins retiennent notre attention. Il suffit de regarder une vidéo de chat pour avoir un fil rempli de vidéos de chats, et on se retrouve entraîné dans une spirale sans fond. Mais, est-il seulement possible de sortir de cet engrenage ?
Il est donc tellement facile pour les plus jeunes de se retrouver aspiré dans une spirale de vidéos où le « mâle alpha » devient leur modèle. Cependant Internet ne choisit pas ses cibles et tout un chacun peut se retrouver aspiré voir bloqué dans ce mode de pensée où les femmes sont présentées comme les coupables d’un sentiment présent chez ces personnes masculinistes, bien qu’ils ne soient pas les seuls à partager cette pensée.
Le fait que les discours haineux gagnent en visibilité pose également problème. Car si un contenu attire l’attention, la probabilité que son créateur ou la personne qui publie ce genre de contenu sur les réseaux gagne en abonnés est importante. Et donc cela va ipso facto augmenter la visibilité de ce contenu. Cette notoriété sur les réseaux sociaux est donc le meilleur moyen pour tout un chacun de diffuser tout type de discours, peu importe sa véracité.
Qu’il s’agisse de Tik-Tok, Twitter, Instagram, ces plateformes sont donc les parfaits outils pour la diffusion peu contrôlée de contenus haineux et violents, que les utilisateurs justifient par la liberté d’expression. Et où l’anonymat semble renforcer le sentiment de légitimité de la promotion de ces discours de haine. Car si internet en est rempli, peu de gens assument publiquement et ouvertement ce genre de discours. Ce qu’offrent les réseaux s’associe pour le moins à un sentiment d’appartenance où les idéaux similaires en sont la base. Peu importe la nature de ces derniers. Ce sentiment d’appartenance, peut aussi renforcer ces réactions. On se retrouve coincé dans un environnement où on se sent obligé de s’approprier ce discours et de le partager.
L’Union européenne : une brèche dans l’algorithme ?
En 2023, l’Union européenne adhère à la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique aussi appelée la Convention d’Istanbul. Pour rappel, l’adhésion à cette convention était bloquée depuis pratiquement 10 ans (2016).
Le fait que certains pays n’aient pas ratifiés cette convention, qui est considérée (selon le Manuel à l’usage des parlementaires du Conseil de l’Europe) comme le traité internationale le plus progressiste visant à éliminer la violence à l’égard des femmes, pose question sur le degré d’importance que certains gouvernements attribuent à les violences faites aux femmes. Cependant si une vision pessimiste semble légitime, une vision plus optimiste s’impose également. Car même si les choses semblent changer lentement, elles finissent par évoluer.
Une simple recherche sur internet de l’impact des réseaux sociaux sur la vie des jeunes nous propose un nombre incommensurable de propositions. Le Parlement européen propose une étude The impact of the use of social media on women and girls ; l’UNESCO sur l’impact des réseaux sociaux sur le bien-être, l’apprentissage et les choix de carrière des filles. Il y a une conscience des dangers d’Internet au niveau européen. Selon la Commission Européenne, “l’UE s’est engagée à promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes par le biais de son action extérieure, y compris dans les forums multilatéraux où des stratégies et des pratiques sont mises en œuvre pour promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes.”
Malheureusement ces actions sont invisibles sur le plan local, non pas parce qu’elles n’existent pas, mais bien parce qu’elles ne sont pas mises suffisamment en avant. Une grande partie de la population ignore, au-delà du fait que ces actions existent, que ce genre d’actions sont prises et quels en sont les intérêts et les impacts. Trop souvent, l’espace public semble oublier que les femmes n’ont eu le droit de voter il n’y a même pas un siècle de cela, et que dans un passé pas si lointain, elles devaient, pour simplement pouvoir ouvrir un compte à la banque, obtenir l’autorisation des hommes.
Si beaucoup d’éléments doivent encore évoluer, ou simplement changer car le modèle social ne convient pas, la montée de pensées extrêmes n’en n’est qu’un rappel. Il est important de chercher à comprendre ce qui fait naître, ou renaître, ces pensées extrêmes, car nier le problème ne le résoudra pas. Tout un chacun devrait pouvoir ressentir la liberté de faire ce qu’il décide le concernant, sans se voir imposer, d’une manière ou d’une autre, une façon de penser.
Léa Thyssens est étudiante en master de relations internationales et rédactrice en chef d’Eyes on Europe.