Du nouveau contrat social?
23 November 2019 /
Lyna Ali-Chaouch 6 min
Le contrat social, théorisé au 17ème siècle par Thomas Hobbes, philosophe anglais, a posé les bases de la relation contractuelle entre Etat et citoyen. Il formule la genèse des rapports sociaux et du sujet collectif qui, en échange de la protection de l’Etat, renoncerait à ses droits dits naturels. Les théories anglaises du contrat social ont émergé de concert avec l’essor du libéralisme et avec lui, de l’émergence de la question de liberté individuelle. Objet de plusieurs reformulations, le contrat social, développé dans une période de proto-capitalisme, semble être aujourd’hui en voie d’obsolescence. Nouvelles citoyennetés, mondialisation et crise écologique, sommes-nous en train de nous diriger vers un nouveau contrat social ?
Aux origines du contrat social
Le contrat social, théorisé par Hobbes, ambitionnait de justifier la légitimité de l’Etat. L’individu, à l’état dit « de nature », n’aurait d’autre limite que sa propre appétence existentielle. Naturellement, il chercherait à aller au bout de sa puissance d’être, de ses désirs et de ses pulsions. Définissant l’homme comme étant amoral, Hobbes décrit un état d’insécurité psychologique et physique permanent duquel découlerait un « droit naturel » d’user de ses potentialités sous le feu de sa seule volonté. Il y aurait donc une nécessité d’instituer la paix, par un état, doté du monopole de la violence, qu’il emploierait à lutter contre la terreur et l’anarchie. Cela implique des individus, qu’ils s’y subordonnent dans leur intérêt individuel et, in fine, dans l’intérêt général. Ce contrat d’institution de l’Etat est à la base de sa légitimation. L’état de nature, pour le philosophe anglais John Locke, serait davantage dominé par la crainte du dénuement et de la faim contre lesquels l’individu s’affaire à lutter grâce au travail. Le rôle de l’Etat consisterait alors à réguler les relations entre individus qui, dans un rapport de confiance, lui concèderaient une fonction arbitrale de protection des libertés et propriétés individuelles. Pour Jean-Jacques Rousseau, l’homme a dû entrer en « état de société » en vue de lutter contre une nature hostile, de survivre et de se nourrir. Toutefois, s’il considère l’homme comme bon, il estime que la société et l’évolution de l’histoire ont tendance à le vicier et le pervertir. Dès lors, devrait s’imposer un contrat social pour arracher les hommes à leur égoïsme et ainsi produire les institutions d’un état libre. Au cœur de ces théories se dessinent les contours des prérogatives de l’Etat, de justice et de sécurité, dont le déploiement nécessite la coopération et la confiance des individus.
Légitimité et rôle de l’état
Les théories présentées précédemment décrivent un idéal républicain, de l’aveu même de leurs auteurs. La question du rôle de l’Etat est autrement plus complexe. Ses basculements occasionnels dans des politiques de répression et dans des travers ultra sécuritaires peuvent fragiliser la confiance investie dans ses missions de protection ou soulever des contestations. Par ailleurs, si pour Rousseau, l’Etat se veut être l’incarnation de la volonté générale, il serait céder à la naïveté de considérer celle-ci comme autre chose que l’une des variables intégrées, à l’occasion, par un gouvernement en exercice, tiraillé par des enjeux de diplomatie internationale, de compétitivité, de respect de budget etc.
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Du nouveau rôle de protection
Dans les premières conceptions du contrat social, le rôle central de l’Etat était de veiller à la protection physique des individus contre une nature humaine susceptible de céder à une violence potentiellement débridée. Aujourd’hui, le respect de l’intégrité physique de l’autre a été profondément et socialement intégré. Une mission prend dès lors le devant de la scène des prérogatives de l’Etat. Il s’agit de celle de la protection économique des individus et de la lutte contre les affres de la grande précarité, de la pauvreté et du dénuement. Si les inégalités existent de tout temps, tendre à supprimer ces dernières est aujourd’hui au carrefour des attentes citoyennes et engage la question de la légitimité de l’Etat, attendu sur ces questions en priorité, pour une partie de la population.
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Nouvelles expressions et incarnations de l’intérêt général
Si l’Etat n’est guère monopolisé par la poursuite de la volonté générale, de nouveaux acteurs en sont désormais l’incarnation. Depuis le 19ème siècle, de nombreuses associations de défense d’intérêts ont, en effet, vu le jour. La volonté générale est dorénavant représentée par une constellation de formations, plus ou moins actives, qui veilleraient au grain. Ce qui les distingue des corporations de métiers françaises du 16ème siècle, c’est le pouvoir sans précédent de l’opinion publique. Si l’Etat ne se veut pas aligné exclusivement sur le dessein général, l’émergence des nouveaux médias, couplée aux horizons des échéances électorales, a doté l’opinion publique d’une puissance nouvelle. Il est, aujourd’hui plus que jamais, d’ordre de convaincre et ce, en permanence en vue de s’extraire de la menace de la désapprobation publique et à long terme de celle de l’excommunication politique. Dès lors, l’opinion publique se voit dotée d’un pouvoir inédit et officieux de rétroaction sur les politiques engagées.
Vers un nouveau contrat social
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Contrat multipartite
Réinterprétation du rôle de protection de l’Etat et nouvelles incarnations de la volonté générale ne sont pas les seuls nouveaux attributs du nouveau contrat social. Si au 17ème siècle, celui-ci engageait deux acteurs, l’Etat et le citoyen, nous rencontrons, à présent, une ère de contrat multipartite. En premier lieu, le proto-capitalisme bourgeonnant dont Hobbes était le contemporain a cédé sa place à un capitalisme enraciné et pluripotent dont les dynamiques sous-tendent le monde politique. Il serait dès lors de rigueur de considérer les grandes multinationales comme l’un des nouveaux acteurs contractants. Les informations collectées et détenues par les GAFAM témoignent du pouvoir dont ces sociétés jouissent en matière de renseignement, anciennement compétence exclusive de l’Etat, et du rapport de force qui peut s’ensuivre. L’affaire Cambridge Analytica a jeté la lumière sur les imbrications pernicieuses de ces entreprises avec l’équilibre démocratique même. Par ailleurs, d’autres multinationales et autres conglomérats gargantuesques, dont l’information ne serait le principal ressort, entretiennent également une haute proximité avec des enjeux qui relèvent des matières de l’Etat. Les bras de fer autour de délocalisations en ont illustré, à de nombreuses reprises, la partie émergée de l’iceberg. Retenons qu’avec des capitaux rivalisant avec de nombreux PIB nationaux, une masse d’emplois générée bien supérieure à celle des fonctions d’Etat, une intromission dans le quotidien et l’imaginaire des individus, ces entreprises sont désormais autour de la table des négociations du nouveau contrat social.
En outre, l’urgence climatique qui s’est, aujourd’hui, révélée à tous introduit une nouvelle partie à ce dit-contrat. L’impératif de durabilité et de préservation auquel sont, ou seront amenés les Etats, nous conduit vers un contrat qui considèrerait, en plus des citoyens d’aujourd’hui, ceux de demain. L’intégration des nouveaux enjeux écologiques à différents niveaux de nos sociétés place la biosphère, et sa préservation, au cœur de l’élaboration du nouveau contrat social.
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Exigences « nouvelles »
Si le nouveau contrat social diffère par les protagonistes qu’il implique, il diffère également de par les ambitions qui lui sont prêtées. En effet, si ce dernier visait, à l’origine, à protéger les individus d’une justice interpersonnelle anarchique, il fait l’objet, à présent, d’exigences nouvelles. Les libertés individuelles aspirant à être gravées dans le marbre et les acquis sociaux ayant rejoint le rang du droit depuis plusieurs générations, de nouvelles aspirations voient le jour dans une dynamique de perfectionnement des conditions d’existence. Ainsi, et sauf exceptions, il n’est plus question de défendre la liberté d’expression, le droit de propriété, le droit à l’éducation, le droit à des conditions de travail décentes mais l’heure est à la poursuite d’un idéal d’égalité, d’une dévotion étatique plus totale (avec pour exemple la revendication d’un droit à une allocation universelle) ou encore à plus de représentativité. Reposant sur des acquis autrefois objet de combats acharnés, l’individu manifeste dès lors une exigence nouvelle qu’il est désormais question d’intégrer au nouveau contrat social.
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De la désobéissance civile comme clause du contrat
Hobbes et Locke défendaient que le contrat social impliquait la confiance ou la coopération pleine des individus sans qu’une nuance ne soit faite. Aujourd’hui, la désobéissance civile fait partie des clauses du nouveau contrat social que l’individu est en mesure d’invoquer s’il estime sa confiance trahie ou sa volonté souveraine inexaucée. La question de la recrudescence d’actes de désobéissance civile se pose. Si celle-ci semble illustrer de profondes désapprobations, elle est davantage le symptôme heureux de l’intégration des libertés citoyennes et de l’existence de l’espoir que ces revendications trouvent un écho et obtiennent réponse. Dans les cas où il y a lieu de tirer la sonnette d’alarme démocratique, la désobéissance civile est un filet de sécurité nécessaire dont l’histoire a prouvé, à de nombreuses reprises, l’impérativité.
En conclusion, le nouveau contrat social se veut multipartite, plus ambitieux, écologique, multi générationnel et engage une conviction permanente de ses parties en vue d’évincer la menace d’une rupture des engagements. Ce nouveau contrat serait donc soumis à une réactualisation permanente, fondée sur les volontés de ses contractants. Dès lors, s’il se caractérise par une promesse hardie mais brillamment féconde qui tracerait les lignes d’un avenir commun vivifiant, sa fragilité demeure grande et exige, de tous, de la tempérance dans l’objectivation de l’intérêt général.
Lyna Ali-Chaouch, étudiante en Master 1 Relations Internationales à l’ULB