« Entre surveillance, états d’urgence et bien-pensance : une nouvelle ère pour nos libertés ? »
09 July 2020 /
La liberté se conjugue au fil du temps ; comment cette décennie nouvelle en redéfinit-elle les contours? Sacrifiées au profit de promesses de sécurité, atrophiées au nom d’états d’urgence ou encore cédant le pas à la bien-pensance, nos libertés traversent un processus de redéfinition dont les nouveaux paradigmes témoignent d’un changement substantiel de notre modèle de société.
Libertés individuelles et obsession sécuritaire
Les attentats du World Trade Center de septembre 2001 ont profondément transformé la notion de sécurité nationale tant dans les pratiques de sécurisation que dans sa construction sociale. Les processus de sécurisation et d’insécurisation ont été transnationalisés et ce que le Professeur de Sciences politiques Didier Bigo appelle un champ des « professionnels de la gestion des inquiétudes » s’est développé. Depuis la déclaration de « War on Terror » du président Bush, s’est déployée une culture de la menace considérée comme pouvant survenir partout et à l’initiative de n’importe qui. La sécurité nationale ne se limite plus à la protection de l’intégrité du territoire national et chaque individu, potentiellement suspect, est soumis à un processus direct ou indirect de surveillance en vue de procéder à une classification de profils à risque plus ou moins sévère. En France la fiche S classe les individus selon un nuancier de 16 niveaux de menaces. Le Passenger Name Record (PNR) adopté par le Parlement Européen en 2015 autorise les compagnies aériennes à se prémunir d’un florilège d’informations relatives aux passagers (et transmises aux Etats tel que le veut la directive 2004/82/CE du Conseil de l’Union européenne) de telle sorte à ce qu’il est aujourd’hui accepté de voyager en étant tracé de bout en bout au nom de la lutte contre le terrorisme. Ceci ne constitue que l’amorce du glissement insidieux que nous connaissons vers une société Orwellienne.
Si depuis l’entrée dans le 3ème millénaire de nombreuses concessions sur les libertés individuelles ont été intégrées par des populations consentantes au nom d’un surcroit de sécurité, l’entrée dans la présente décennie laisse présager davantage de sacrifices de celles-ci opérés de plus en plus subrepticement avec une nouveauté, prête à tout changer, l’intelligence artificielle. Les progrès en matière d’objets connectés et d’intelligence artificielle ont dopé les capacités des systèmes de surveillance, attentatoires à nos libertés, en mesure à présent d’identifier les individus et, prétendument, de prédire le crime.
La lutte contre le terrorisme, dont la légitimité est à présent profondément ancrée dans les consciences n’est plus une dérogation exceptionnelle exclusive au respect des libertés individuelles. La lutte contre la fraude fiscale mériterait également de passer les individus au crible au détriment du respect de la vie privée. En France, le projet de loi de finance 2020 adopté en décembre 2019 prévoit une traque des fraudeurs fiscaux sur les réseaux sociaux. Ainsi, non content de procéder à une collecte massive historique de nos données personnelles à même de menacer la qualité démocratique de processus électoraux (affaire Cambridge Analytica), les GAFAM sont désormais complices d’une chasse aux fraudeurs (dont ils partagent l’infraction).
Outre nos informations personnelles, nos données les plus intimes, biométriques, sont également l’objet d’un fichage que la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Autriche s’échangent allègrement depuis le Traité de Prüm. Parmi celles-ci il est question d’empreintes digitales, à l’évidence, mais également de séquences d’ADN en vue de l’identification d’individus suspects. Ajoutons à cela le bourgeonnement « d’expérimentations » de la reconnaissance faciale qui, après avoir suscité une brève levée de bouclier de la Commission Européenne (en l’objet d’un projet de moratoire de 5 ans sur l’utilisation de cette technologie controversée) profite désormais d’un cadre législatif concilient. A Nice par exemple, des caméras intelligentes quadrillent la ville et seraient en mesure de détecter les émotions des citoyens, dans les transports notamment, d’identifier des « comportements suspects » et de zoomer sur n’importe quel visage à n’importe quel instant. Le projet mené dans cette ville, « Safe City », profite à 13 entreprises dont le géant de l’armement français Thales.
Si les mesures précédemment décrites n’offrent qu’un bref aperçu de l’environnement sécuritaire dans lequel nous baignons, elles suffisent néanmoins à préfigurer l’interrogation suivante : Sommes-nous prêt à sacrifier davantage de liberté pour jouir de plus de sécurité (ou de son sentiment)? Laurent Mucchielli, Directeur de recherche au CNRS, dénonce un modèle de société paranoïaque, dont l’ampleur des moyens consacrés à la surveillance n’est en rien proportionnelle aux résultats qu’elle permet d’obtenir puisqu’on estime que 98% des attentats empêchés l’ont été grâce à des renseignements humains… Il décrit une fuite en avant d’une course aux technologies de surveillance qui permettrait, aux élus qui s’y sont lancés, de camper une posture politique sur laquelle ils entendent se faire réélire mais également de faire tourner une industrie plus prospère que jamais.
Il nous serait loisible de relativiser le niveau de surveillance invasive qu’endurent nos libertés en observant le modèle déployé par les autorités chinoises dont l’objectif, outre le sécuritaire, vise une collecte de données destinées à alimenter un système national de réputation des citoyens basé sur un crédit social. Pas de place pour les opposants et les minorités, dont la minorité musulmane des Ouïgours vivant au Xinjiang, fichée et traquée via une plateforme numérique dédiée et dénoncée par l’ONG Human Rights Watch. Celle-ci collecterait les données via le Wi-Fi du domicile de ces citoyens mais également leurs données bancaires, leur localisation, leur consommation de gaz et d’électricité de même que leurs opinions politiques, taille, niveau d’éducation, plaque d’immatriculation etc. Des comportements sont ensuite édictés comme étant « anormaux » et Pékin est aujourd’hui accusé d’avoir interné plus d’un million de Ouïgours dans des camps de « rééducation politique ».
Si, au regard de cette réalité, l’obsession sécuritaire de nos pays européens apparaît anodine, n’omettons pas quels dérives et desseins redoutables nos réseaux sans précédent de moyens de surveillance de masse seraient en mesure de servir si parvenaient au pouvoir des forces politiques à ambition autocratique.
Libertés individuelles et états d’urgence
Outre la prévention régulière du crime via les méthodes de surveillance de masse évoquée précédemment, l’ambition sécuritaire a ressorti des archives, en 2015 en France suite à la série d’attentats qui a frappé le pays, l’instrument législatif permissif et liberticide de l’état d’urgence. La thèse d’un état d’exception qui deviendrait permanent s’est imposée comme un cadre de réflexion pour comprendre les mutations des régimes libéraux selon le politologue Didier Bigo. Il avance, par ailleurs, que chaque état d’urgence est présenté comme plus grave et plus important que les précédents justifiant, dès lors, l’application de mesures supplémentaires, nécessaires à faire face à une situation « radicalement neuve ». Il ajoute enfin qu’il n’y a presque jamais de retour à la normale suite au terme de l’urgence. L’urgence laisse des traces permanentes qui ont une incidence sur la législation ordinaire et le droit commun, renforçant les pouvoirs exécutifs au détriment des mécanismes de contrôle parlementaire et judiciaire. Enfin, il soulève une proximité entre l’état d’urgence et un certain « despotisme administratif du quotidien » où la suspicion prédictive s’oppose aux libertés publiques. En 2020, l’ombre nouveau danger s’est amoncelé sur l’édifice existant sécuritaire et cette fois-ci, le danger est sanitaire. Ce danger est invisible et tout comme la menace terroriste, il peut être partout, tout le temps. Le soupçon de sa présence, en tout lieu et en chacun, impose un nouvel état d’exception, en France, l’état d’urgence sanitaire, inscrit dans la loi du 23 mars dernier. Si l’adoption de gestes de limitation de la contagion n’est en aucun cas à remettre en question et qu’un principe de précaution prévaut, quels stigmates porterons-nous au sortir de ce régime d’exception ? Sommes-nous en train de témoigner du syndrome de la grenouille cuite, inconsciente de la lente augmentation de la température de son bain, s’y accommodant peu ou prou jusqu’à ce que cette habituation lui soit fatale ? Jusqu’où accepterons-nous que nos libertés soit sacrifiées sur l’autel de promesses de protection ? Dans combien de temps surviendra-t-il le nouveau motif impérieux dont la réponse exclusive sera d’aller un cran plus loin dans un « despotisme du quotidien » liberticide ?
Liberté d’expression et bien-pensance
En troisième lieu, il apparaît de bon ton de s’interroger quant aux nouveaux paradigmes d’exercice de la liberté d’expression. Début mars 2020, la chaîne Canal+ diffuse un sketch de l’émission satirique Groland dans laquelle on voit un pizzaiolo tousser et cracher des glaires sur une pizza prête à « faire le tour du monde ». Loin du « je suis Charlie » défenseur d’une liberté d’expression satirique sans entrave, les médias italiens, scandalisés de cet affront ont diffusé la vidéo précédée de l’avertissement : « Attention, les images qui suivent pourraient heurter votre sensibilité ». S’en est suivi un incident diplomatique puisque le gouvernement italien lui-même s’est offusqué et que des excuses officielles françaises ont dû être formulées (autour d’une pizza). Cet incident est loin de n’être qu’anecdotique. La liberté d’expression semble se conjuguer avec le temps et l’humour en est en premier chef impacté. D’innombrables sketchs d’humoristes encore en activité feraient aujourd’hui au mieux scandale et au pire l’objet de poursuites judiciaires. A n’en point douter, ce sacrifice de la libre expression se double parfois d’une évolution, pour le meilleur, des mentalités quant au respect des minorités ethniques, de la communauté LGBT et des droits des femmes notamment. Toutefois dans quelle mesure la conscientisation des individus, sur des thématiques urgentes et nécessaires certes, doit-elle imposer un renoncement à la liberté d’expression ? Bien que la loi réponde à cela par ce qui relève du délit (incitation à la haine, négationnisme, injures raciales etc.) il semblerait que nous soyons entrés dans une nouvelle ère de recrudescence d’un certain puritanisme moral. Un « nouveau sacré » semble avoir fait son apparition et se superposerait au cadre juridique dans la détermination de l’acceptable. La liberté d’expression subit dès lors une rétraction au profit d’une morale consensuelle que certains diront bien-pensante. Nous assistons dès lors à une nouvelle transition vers un normatif qui, s’il est vecteur de progrès (conscience écologique, rejet du sexisme etc.) mériterait que nous nous interrogions sur notre consentement à cette adhésion morale. Aborder de manière critique la bien-pensance ne doit pas être le monopole des conservateurs ou réactionnaires et il serait intéressant de s’interroger quant à l’hygiénisme intellectuel qui semble donner consistance à une unanimité suspecte. Ajoutons enfin, que si la liberté d’expression peut se voir atrophiée, elle connaît également un regain objectivé par l’influence de l’opinion publique et de la toxicité d’un nouveau tribunal médiatique. L’avocat Eric Dupont Moretti rappelle dans son spectacle biographique « A la barre », que le droit ne peut être confondu avec la morale et dénonce que l’opinion publique « tire le juge par la manche » par une exploitation du victimaire, du compassionnel et du lacrymal. De plus la sentence du tribunal de l’opinion est parfois plus acerbe et irrévocable que celles formulées par la justice. Confinant l’humour aux limites du moralement correct mais usurpant les prérogatives exclusives de la justice, la liberté d’expression, atrophiée et toute puissante entre dans cette nouvelle décennie, schizophrénique.
Lyna Ali-Chaouch est étudiante en Master 1 Relations Internationales à l’Université Libre de Bruxelles