Le Groupe de Visegrád dans l’Union européenne : le symbole d’une fracture ?
31 August 2020 /
Alexandre Van Gyzegem 7 min
De nos jours, le Groupe de Visegrád est connu du grand public comme une alliance d’États d’Europe centrale dont le but est de contrer les politiques émises par les États de l’Ouest, spécialement en matière migratoire. Ce faisant, il est permis de se demander s’il ne s’agit pas d’un premier signe de fracture au sein même de l’Union européenne…
1. Rétroactes
a) Un projet européen
Le 15 février 1991, la chute du Mur de Berlin se faisait encore ressentir dans toute l’Europe et la lente implosion de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (U.R.S.S.) laissaient les États de l’ancien bloc en proie à de vives réactions. Dans ce même élan de liberté qui soufflait alors en Europe, les dirigeants de la Hongrie, de la Pologne et de la Tchécoslovaquie se réunissaient pour la première fois à Visegrád (Hongrie) afin de participer au processus d’intégration européenne. De l’U.R.S.S. à l’Union européenne, ces trois États étaient résolument déterminés à ouvrir leurs frontières à de nouveaux horizons.
En 1993, la Tchécoslovaquie se scindait en deux États distincts – la République tchèque et la Slovaquie –, de telle sorte que le dénommé « Groupe de Visegrád » est passé de trois à quatre membres.
” … le Groupe de Visegrád se faisait relativement discret à l’échelle européenne. Véritable groupe informel, les discussions qui y régnaient n’étaient que très peu souvent relayées par les médias.”
En 2004, la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque et la Slovaquie intégraient effectivement l’Union européenne. Bien que le principal objectif du Groupe de Visegrád était atteint et que la coopération entre ses quatre membres laissait progressivement place à une coopération plus large, « les rencontres rest[ai]ent toutefois régulières et les quatre pays continu[ai]ent de faire valoir des positions communes sur certaines politiques européennes », comme l’harmonisation fiscale notamment.
Cela étant dit, le Groupe de Visegrád se faisait relativement discret à l’échelle européenne. Véritable groupe informel, les discussions qui y régnaient n’étaient que très peu souvent relayées par les médias. Et à l’image de l’ampleur de ces discussions, l’impact du Groupe dans l’Union européenne n’était finalement que très marginal… jusqu’en 2015.
b) Une percée fulgurante autour de deux thématiques
Depuis 2015, le Groupe de Visegrád s’est de plus en plus affranchi de l’Union européenne en adoptant une attitude à la fois plus affirmée mais également plus hostile à l’égard de certaines politiques européennes.
D’abord et avant tout, le Groupe de Visegrád mène une véritable lutte migratoire. En effet, en raison de leurs idéologies nationales respectives, les dirigeants de la Hongrie, de la Pologne, de la République Tchèque et de la Slovaquie ont récemment décidé de faire front commun sur deux questions migratoires essentielles : la politique de répartition des réfugiés par quotas au sein de l’Union européenne ; et la réforme du Règlement Dublin III, lequel règle la gestion des demandes d’asile au sein de l’Union.
Au sujet de la première question, il n’est pas exagéré de rappeler que « l’union fait la force » puisque, lors du sommet de Bratislava de septembre 2016, la politique de répartition des réfugiés par quotas a été abandonnée à la suite des protestations du Groupe de Visegrád. Concernant le Règlement Dublin III, force est de constater que l’hostilité du Groupe est toujours d’actualité étant donné que sa refonte n’a toujours pas été engrangée, malgré de nombreux essais.
Ensuite, la défense du souverainisme et de l’identité nationale des États membres est également un aspect sur lequel le Groupe de Visegrád insiste depuis peu. Concrètement, les dirigeants de la Hongrie, de la Pologne, de la République Tchèque et de la Slovaquie prônent un rapatriement de certaines compétences au niveau national et un renforcement du rôle du Conseil européen au détriment de celui de la Commission européenne.
Cette revendication relève davantage d’une conception interétatique que supranationale de l’Union européenne.
2. Des enjeux que cette attitude engendre
a) Une union dans l’Union
Certes, l’institution d’un groupement d’États au sein de l’Union européenne est tout à fait admise ; le Benelux, quoiqu’aujourd’hui ineffectif, en est la preuve absolue. Plus globalement encore, l’association d’États reste un principe général du droit international public.
Néanmoins, la question reste plus délicate lorsqu’il s’agit non pas d’une institution officielle mais bien d’un groupement informel d’États, lequel se permet en outre d’adopter une attitude proactive de contestation des politiques mises en place par l’Union européenne. L’expression « une union dans l’Union » prend ainsi tout son sens, aussi péjoratif qu’il soit. Et pour cause ; par sa nature et ses agissements, le Groupe de Visegrád porte fondamentalement atteinte à la coopération européenne.
Le refus de solidarité en matière migratoire en est une première illustration. À cet égard, Ramona COMAN, présidente de l’Institut d’études européennes de l’Université libre de Bruxelles, considère que : « depuis 2015, les tentatives d’une gestion collective et solidaire de l’arrivée des réfugiés sur le territoire de l’UE ont été vouées à l’échec. […] La tentative d’organiser la solidarité sur le plan politique et juridique au niveau européen s’est traduite in fine par une série de déclarations politiques et peu de mesures concrètes. Chaque gouvernement a ajouté un adjectif à la notion de solidarité pour exprimer en réalité le refus de solidarité ou une solidarité conditionnelle dont la finalité serait de tenir les réfugiés loin des territoires de ces pays. La ‘‘crise’’ des réfugiés s’est transformée en une crise de solidarité ».
“La tentative d’organiser la solidarité sur le plan politique et juridique au niveau européen s’est traduite in fine par une série de déclarations politiques et peu de mesures concrètes.”
Ces quelques phrases suffisent à comprendre les enjeux qu’impliquent les agissements du Groupe de Visegrád en matière migratoire. En effet, en adoptant une politique à ce point en contradiction avec celle mise en place par l’Union européenne, la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque et la Slovaquie s’écartent par la même occasion des valeurs de solidarité que l’organisation porte en son sein.
Évidemment, toute contestation n’est pas interdite dans l’Union européenne. En revanche, indépendamment des raisons qui motive le Groupe de Visegrád à adopter cette attitude, force est de constater qu’il s’agit là d’une première forme de fracture au sein de l’Union, fracture qui est davantage accentuée par un certain blocage des institutions européennes…
En effet, les règles de majorité au sein du Conseil de l’Union européenne étant ce qu’elles sont, il est tout à fait possible pour plusieurs États de rassembler leurs voix et, par cela, de les transformer en véritable droit de veto. Ne nous leurrons pas ; il serait crédule de penser qu’aucune alliance informelle ne se forme au sein du Conseil. Toutefois, ce blocage assumé, commun et constant autour des mêmes thématiques est-il réellement compatible avec la collégialité qu’induit l’Union européenne ? Le fait de se poser cette question consolide la fracture que nous évoquions et ce, d’autant plus lorsque l’on constate que ce blocage représente de facto une stratégie politique de contestation à l’égard des autres États membres.
b) La fin d’un tout ?
Compte tenu de ce qui précède, faut-il funestement penser que l’oiseau européen est voué à perdre l’une de ses ailes ? Nous ne le pensons pas étant donné que le Groupe de Visegrád présente encore des intérêts à rester dans l’Union européenne.
D’une part, « sur le plan collectif, la principale limite dans l’influence croissante du groupe de Visegrád vient de son poids économique encore relativement restreint ». États à la forte démographie, la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque et la Slovaquie peinent à instaurer une économie viable et profitent ainsi encore et toujours des fonds structurels européens.
D’autre part, le Groupe de Visegrád reste favorable à la mise en place d’une Union européenne de défense, sans doute en raison des divergences qu’il peut exister au sein du Groupe à l’encontre de la Russie : si la Hongrie en est proche au point de la laisser construire des réacteurs nucléaires sur son territoire, la Pologne s’en méfie un peu plus à la suite de ses volontés d’expansion dans l’Oural.
3. Conclusion
Dans un contexte post-Brexit, la question que pose l’existence d’un tel groupement dans l’Union européenne doit susciter l’intérêt. Adoptant une attitude d’opposition et de blocage en matière migratoire, allant jusqu’à remettre en cause la solidarité européenne, la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque et la Slovaquie ne comptent cependant pas suivre les Britanniques.
Outre la question de la compatibilité des agissements du Groupe de Visegrád avec le droit européen et celle de la tolérance de l’Union européenne à son égard alors qu’il se montre parfois opportuniste au niveau financier, une question plus essentielle se fait clairement ressentir : plus que jamais, le Groupe de Visegrád représente à lui seul le premier signe d’une fracture dans l’Union européenne, à tout le moins sur le plan migratoire… mais la prudence doit gouverner nos mots ; si l’immigration est aujourd’hui le principal champ de bataille du Groupe de Visegrád, n’est-ce pas là un Cheval de Troie à l’intérieur duquel se cache un mal-être plus profond d’appartenance à l’Union européenne ?
Alexandre Van Gyzegem est étudiant en Droit public et international (Master 2) à l’Université libre de Bruxelles
Cet article est apparu dans le magasine publié le 20 juin 2020. Lisez le magasine dans son entièreté ici.