Pologne: Quels impacts les manifestations peuvent-elles apporter dans la défense de l’État de droit?
10 February 2021 /
Pierre Walckiers 11 min
Depuis que Tribunal constitutionnel polonais s’est prononcé le 22 octobre en faveur d’une restriction radicale de l’accès à l’interruption médicale de grossesses (ci-après, IVG), plusieurs milliers de Polonais.es ont défilé.e.s dans les rues. Depuis, les manifestations dans les rues et églises se poursuivent et s’élargissent un mouvement antigouvernemental. Face aux contestations, le gouvernement a retardé la publication officielle du verdict.
En effet, la Pologne ayant déjà l’un des cadres législatifs les plus restrictifs d’Europe concernant l’accès à l’IVG adopte des mesures encore plus strictes. Désormais, seules les femmes en danger de mort, victimes de viol ou d‘inceste pourront avoir recours à l’IVG. Pour Dunja Mijatovic, la commissaire au droit de l’homme du Conseil de l’Europe, cette décision abolit quasiment le droit à l’IVG cela “équivaut pratiquement à interdire (l’avortement) et à violer les droits de l’Homme,” “le jugement met la santé et la vie des femmes en Pologne en grand danger”, a également déploré Leah Hoctor, directrice régionale pour l’Europe au Centre pour les droits reproductifs.
De plus, ce jugement a été rendu dans un contexte particulier. En effet, depuis l’entrée au pouvoir du parti national conservateur droit et Justice (PiS), plusieurs atteintes à l’état de droit ont été constatées et en particulier concernant l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Dans cet article, nous présenterons l’état du cadre législatif de l’IVG en Pologne, pour ensuite le replacer dans le contexte d’une lutte entre l’Union européenne et la Pologne concernant les nombreuses atteintes à l’État de droit. Pour finir, nous analyserons les potentielles réponses européennes et en quoi les récentes manifestations peuvent être décisives.
Un cadre législatif restrictif
Le droit à l’IVG était légal en Pologne en 1956 jusqu’à l’indépendance en 1989. En effet, suite à des pressions de la part de l’église, un projet de loi « en défense de la vie de l’enfant conçu » a été soutenu par les députés de la Diète (chambre basse du parlement). Déjà en 1990, la Diète a travaillé sur un texte de loi qui avait pour objectif d’interdire pénalement le recours à l’IVG «même en cas de danger pour la vie de la mère», et inscrit «le droit à la vie dès la conception» dans la Constitution. Parallèlement, en 1991, la vente de pilules contraceptives importée de la CEE a été interdite, et reste encore actuellement très contrôlée.
Par l’adoption de la loi du 7 janvier 1993, la Diète autorise le recours à l’avortement qu’en cas de raison médicale (IMG), soit uniquement si la vie, la santé de la femme enceinte est en danger (i), ou si la grossesse résulte d’un acte criminel (ii), ou se le fœtus est mal formé (iii). Pour cela, la femme devait passer devant une Commission médicale sur avis du médecin. Néanmoins, depuis 2016 la Diète étudiait la possibilité de durcissement de l’accès à l’IMG suite à une pétition « Stop avortement », fortement relayée auprès de la population (500 000 signatures).
Désormais, la récente décision du Tribunal constitutionnel polonais a révoqué la clause relative à la malformation du fœtus (iii) limitant l’accès à l’IMG pour les cas de danger pour la mère, ou dans les cas d’un viol ou d’un inceste. Rappelons que la clause relative à une malformation constitue 98% des IMG en Pologne. En conséquence, la décision du tribunal revient quasiment à une interdiction de l’avortement.
L’Organisation non gouvernementale Amnesty International a déclaré à ce sujet que ce jugement, ne pouvant pas donner lieu à un appel, «est le résultat d’une vague systémique et coordonnée d’attaques contre les droits humains des femmes». Le resserrement de l’accès à l’IVG et l’IMG doit également se lire à la lumière des atteintes portées à l’état de droit.
La régulation de l’avortement est une compétence nationale, et ne fait pas partie des compétences exclusives ou partagées de l’Union européenne bien qu’elle dispose de la compétence de coordination des actions des États membres conformément à l’article 6 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. De manière indirecte, l’Union a toujours un regard sur ce dossier à partir de la question de l’État de droit, ou moyennant une interprétation extensive, via le droit de la non-discrimination.
Au niveau de la protection accordée par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), le droit à l’IVG et l’IMG n’est pas reconnu en tant que tel comme un droit subjectif. Mais il peut en être déduit du droit à la vie (article 2 de la CEDH) et du droit à la vie privée (article 8 de la CEDH). C’est surtout au niveau de la jurisprudence, par une interprétation extensive de la convention que ces droits ont été constatés. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme ne se prononce pas sur le statut de l’enfant avant la naissance. De cette manière, elle ne reconnait pas un droit à l’avortement, mais ne s’y oppose pas. Au fil de sa jurisprudence, la Cour n’a pas établi un droit à subir ou à pratiquer un avortement, ni même un droit à concourir impunément à son exécution à l’étranger.
En conséquence, c’est à l’État de faire un choix, mais il doit s’y tenir. Dans cette voie, la Cour a affirmé dans l’affaire Tysiac c. Pologne qu’ «une fois que le législateur a décidé d’autoriser l’avortement, il ne doit pas concevoir le cadre légal correspondant d’une manière qui limite de manière effective la possibilité d’obtenir une telle intervention». Dans les affaires R.R. c. Pologne et P. et S. c. Pologne, la Cour considère que «les États sont tenus d’organiser leur système de santé de manière à garantir que l’exercice effectif de la liberté de conscience des professionnels de la santé dans le contexte de leurs fonctions n’empêche pas les patients d’accéder aux services auxquels ils ont droit en vertu de la législation applicable ».
Un contexte où l’État de droit et l’impartialité des juges sont menacés
Le concept d’État de droit
La décision du Tribunal constitutionnel doit être comprise dans un contexte où les menaces sur l’état de droit et l’indépendance judiciaire ont été constatées en Pologne. La Commission européenne a rappelé les valeurs fondamentales qui composent la notion d’État de droit dans sa communication « un nouveau cadre pour l’État de droit » (2014). En bref, le respect de l’État de droit suppose le respect de critère formel (légalité, sécurité juridique, indépendance des juridictions, séparation des pouvoirs, etc.) et des critères substantiels (Respect des droits de l’homme, principe de non-discrimination, etc.).
En vertu de l’article 2 du traité sur l’Union européenne, le concept d’État de droit est érigé en une valeur fondamentale de l’Union. Cette proclamation est reconnue au nom de la nature même de l’Union, sur les droits fondamentaux des citoyens européens et, plus pragmatiquement, car le non-respect de ces principes conduit à une rupture de la confiance mutuelle entre États membres.
La situation en Pologne
Or, depuis l’arrivée en 2015 du parti Droit et Justice (PiS), plusieurs réformes problématiques au regard de l’État de droit ont été adoptées, plus particulièrement concernant l’indépendance du pouvoir judiciaire. En 2015, le Gouvernement qui ne respectait pas les décisions du Tribunal (concernant la publication de ces décisions) a adopté plusieurs lois sur le fonctionnement judiciaire selon une procédure accélérée.
Depuis, des réformes de 2016 et 2018 suscitent des préoccupations au regard de l’indépendance de la justice. Deux lois sont particulièrement contestées. Premièrement, on retrouve la loi de 2018 relative à la Cour suprême qui a prévu l’abaissement de l’âge du départ à la retraite des juges de la Cour suprême. Cette fonction est liée au pouvoir discrétionnaire du Président (nommé par le gouvernement), ce qui lui permet de prolonger la fonction judiciaire de certains juges en fonction de leur sympathie avec le gouvernement. Deuxièmement, on retrouve la loi de janvier 2020 qui établit des peines disciplinaires pour les juges qui critiquent les réformes du système judiciaire.
Une réponse européenne
L’Union européenne a dénoncé les réformes entreprises et a tenté d’y apporter plusieurs réponses qui n’ont pas toutes été couronnées de succès.
Dans les échecs, il y a l’utilisation de l’article 7 du TFUE qui vise à sanctionner les atteintes aux valeurs fondatrices de l’Union (art. 2 TUE). Cet article dispose d’un volet «préventif» et «répressif». Bien qu’il s’agisse de la voie «royale» pour sanctionner des violations de l’état de droit (pas de restriction au champ d’application du droit de l’Union, sanctions pouvant aller jusqu’au retrait de certains droits – comme le droit de vote au conseil, etc.), son seuil d’activation reste trop conséquent et reste bloqué face aux volontés et enjeux politiques. En effet, pour la phase préventive, il est nécessaire d’avoir les quatre cinquièmes des voies du Conseil, et l’unanimité du Conseil de l’Union pour la répressive ». Or, à nouveau, les exigences ont posé des difficultés politiques, car différents États se soutiennent dans leurs projets de démocratie “illibérales”. Ainsi, bien qu’activée, la procédure préventive n’a pas encore été votée au Conseil . Pour répondre à ces difficultés, la Commission a lancé un cadre pour l’État de droit en 2014 sans réel succès institutionnel.
Cependant, des avancées ont été constatées sur le plan juridictionnel via des recours en manquement et questions préjudicielles. En effet, la Commission s’est saisie des recours en manquement (art. 258 du TFUE) pour faire sanctionner devant la Cour de justice des violations ponctuelles (à défaut de systématiques) entrant dans le champ d’application du droit de l’Union. Autrement dit, cela concerne des violations du droit européen précises et indiscutables. Par exemple, la Cour de Justice de l’Union européenne a condamné la Pologne pour les discriminations fondées sur le sexe dans la loi sur l’abaissement de la retraite des juges de 2018 ( Commission c. Pologne II). À cela, s’ajoutent des questions préjudicielles interrogeant la compatibilité des réformes judiciaires visées vis-à-vis du droit à un procès équitable devant une juridiction indépendante (article 19 du TFUE, qui rentre en application dès que le juge national est susceptible de traiter d’une question de l’Union). Encore sur la table, d’autres pistes peuvent être mises en œuvre. Depuis quelque temps, la Commission prévoit de lier l’octroi du budget européen avec le respect de l’État de droit. La restriction de l’accès à l’IVG et l’IMG doit donc être lue dans ce contexte de lutte pour la défense de l’État de droit. Les atteintes aux droits plus formels – comme l’indépendance judiciaire, la séparation des pouvoirs, etc. – sont liées aux atteintes à des droits substantiels comme l’accès à l’IVG et l’IMG. Aux critiques de la décision du 22 octobre du Tribunal constitutionnel limitant l’accès à l’avortement, s’allient les critiques du manque d’indépendance de ce tribunal, du non-respect de l’état de droit, etc.
Les manifestations en Pologne, un momentum politique à saisir ?
Comme indiqué en introduction, la manifestation a permis pour l’instant de retarder la publication de l’ordonnance du tribunal. Pour saisir la potentialité de ces manifestations, il nous faut la replacer dans un contexte de militantisme. En 2016 déjà, les femmes se sont mises en grève contre une proposition de la Diète pour limiter l’accès à l’avortement. Elles ont organisé une grève, baptisée «Lundi noir», car elles ont paralysé toute l’économie du pays.
Le mouvement actuel est populaire, décentralisé et remet en cause de plus en plus frontalement les dérives illibérales de l’État polonais. L’on peut s’attendre à un grand impact de ces manifestations en raison de leurs persistances, de la politisation générale de primo-votantes sur ce sujet et du contexte très divisé de la Pologne.
Un contexte sous tension et division
rendue dans un contexte où la société polonaise est particulièrement divisée. Les dernières élections témoignent de cette fracture, par la réélection la plus serrée de l’histoire polonaise de Andrzej Duda (PiS) avec 51,03 % des voies. Les manifestations, certes nombreuses, récoltent les critiques d’une partie conservatrice de la population. Notamment, lors des confrontations directes dans les églises, qui sèment beaucoup de tensions.
À ce propos, le vice-premier ministre, Jaroslaw Kaczynski a appelé «tous les membres et partisans» du PiS à «défendre à tout prix l’Église» , qui représenterait «le seul système moral universellement reconnu en Pologne ». «C’est une attaque qui vise la destruction de la Pologne. Son succès signifierait la fin de l’histoire de la nation polonaise telle que nous la connaissons».
Le gouvernement réprime donc sévèrement ces manifestations. De fait, leurs organisateurs peuvent être traduits en justice et risquent jusqu’à huit ans de prison. De plus, le gouvernement invoque le contexte sanitaire pour dénoncer ces contestations. Du côté de l’opposition, l’on dénonce la décision du Tribunal comme une diversion de la mauvaise gestion sanitaire.
Les manifestations féministes demandent un recul de la décision du Tribunal constitutionnel ainsi que l’abandon des réformes du système judiciaire. «Qu’ils fichent la paix aux femmes et s’occupent de la pandémie», a lancé Marta Lempart, leader de Strajk Kobiet («Grève des femmes»).
Quelles évolutions nationales ?
Les manifestations mettent en lumière plusieurs pistes nationales et européennes pour répondre à cette décision. Avant tout, il y a la possibilité d’une nouvelle loi par le gouvernement (sous l’impulsion du parti de la coalition Entente) pour assouplir la décision du Tribunal et repréciser la restriction. Il va de soi que cette option ne va pas dans le sens d’une libéralisation de l’accès à l’IVG, et resterait dans la ligne du gouvernement conservateur.
Ensuite, les pro-avortements et les opposants parlent d’un referendum. Or, à la suite de la réunion du 25 octobre du Conseil social au bureau de l’Ombudsman, l’interruption de grossesse n’est, à ce stade, pas matière à référendum. En effet, le référendum ne ferait qu’accroître les divisions sociales. Pour Adam Bodnar, «amorcer un referendum sur l’avortement dans les conditions actuelles, où le parti au pouvoir dispose de possibilités illimitées de propagande et de débat dans les médias publics, ne laisserait pas de place à une discussion réelle et approfondie ».
Un appel à l’Europe
Dépitées par la situation nationale, les membres du comité polonais de la libération nationale se tournent vers les institutions européennes. Leur représentante, Barbara Nowacka, à l’initiative de la “grève des femmes”, est attendue à Bruxelles pour défendre l’accès à l’IVG. Pour Paulina Piechna-Wieckiewicz, du parti Aliance de la gauche démocratique (SLD) dans l’opposition, « L’Europe doit réagir à ce qui se passe en Pologne et ailleurs. Nous avons le droit d’exiger les mêmes droits que nos voisins européens ». D’ailleurs, plusieurs militantes en appellent à l’Union européenne, la grande Europe et la communauté internationale pour que le « droit à l’avortement » soit inscrit comme une liberté fondamentale au sein de la Convention européenne des droits de l’homme ou par d’autres instruments internationaux contraignants.
Pierre Walckiers, Master 2 droit public et international
Cet article est paru dans le numéro 33 du magazine.