Où en est le dialogue franco-russe ?
15 February 2021 /
Romane Armangau 8 min
Entre mystères, fantasmes et craintes, la Russie de Vladimir Poutine reste méconnue en France. Et pour cause: l’ambiguïté des relations rend le décryptage de celles-ci difficile: tantôt allié, concurrent parfois ennemi.
Les sujets de discorde sont nombreux et les intérêts divergents. Les différences culturelles peuvent expliquer le décalage entre la perception et la réalité des relations franco-russes. Pourtant les liens entre les deux puissances sont réels et enracinés dans la culture européenne: les élites russes ont pendant longtemps parlé français et la France a adopté le ballet russe et les œufs de Fabergé. Depuis la chute de l’URSS, l’ambivalence des relations reste de mise et relative aux volontés et stratégies des présidents successifs mais l’annexion de la Crimée en 2014 par la Russie a marqué un tournant entre la Russie et la France (et plus largement l’Occident). S’ensuivirent de nombreuses sanctions et mesures d’isolement, allant même jusqu’à l’exclusion de la Russie du sommet annuel du G8. Selon Cyrille Bret, haut fonctionnaire français et spécialiste des relations internationales, la droite autoritaire française se rapproche de la vision russe du pouvoir (méfiance de l’islam, culte de la personne du président, autorité et conception verticale du pouvoir) tandis que les élites «droit-de-l’hommiste, atlantiste et occidentaliste» souhaiteraient établir une distance avec la Russie de Poutine. La France étant membre de l’Organisation du traité de l’atlantique nord (OTAN) et la Russie de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), ce sont deux visions d’une organisation mondiale qui s’opposent.
Depuis son élection, Emmanuel Macron semble prôner un rapprochement pragmatique et prudent avec la Russie. Mais qu’en est-il vraiment ? Entre liens économiques et financiers, positions sur l’échiquier mondial et affrontements implicites, cet article tentera de mettre au clair ce qui fonde la relation franco-russe sous le mandat du VIIIe président de la Vème République Française.
Entre investissements et concurrence
En diplomatie, l’apport réciproque est au cœur de la relation. C’est d’autant plus vrai dans le domaine économique: la France et la Russie sont depuis longtemps liées, les produits traditionnels français comme le vin et le fromage s’arrachent en Russie tandis que le gaz Russe est devenu indispensable en France.
Ces liens ont été mis à mal par les sanctions de l’Union européenne à l’encontre des Russes en 2014, en réponse au conflit en Crimée. Ces mesures, toujours en place, visent les secteurs de la finance, de l’énergie et de la défense. Le lendemain même de l’annonce, la dégradation des liens est entérinée par la réponse russe: un embargo alimentaire. Cet embargo, dont pâtissent principalement les exportations agricoles françaises, a d’ailleurs été prolongé au mois de novembre jusqu’à fin 2020.
Cependant, une certaine coopération est de mise. En effet, en mai 2018, une rencontre entre Macron et Poutine a été organisée lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg. Plusieurs sujets y ont été abordés: la défense et la sécurité mais aussi les investissements étrangers réciproques: la France est le 3e plus gros investisseurs étrangers en Russie (l’entreprise française Auchan est le premier employeur dans le pays et la Société Générale est la banque la plus populaire), les rachats d’entreprise en France par des sociétés russes ainsi que les investissements russes dans l’immobilier français ne cessent de croître depuis 2010.
Mais les deux puissances sont aussi en situation de compétition commerciale. Les exportations agricoles françaises sont mises à mal par la proportion de plus en plus importante des produits russes sur le marché mondial. Cette concurrence mène à des tensions puisque la vente de denrées est aussi un enjeu diplomatique. Le point d’orgue est le marché du blé: depuis le début des années 2000, la Russie inonde le marché du Maghreb de blé bon marché ce qui renforce son « soft power » dans la région tandis que les exportations et l’influence de la France en Algérie et au Maroc diminuent proportionnellement. La France joue au même jeu de la « diplomatie du blé »: à la suite de l’incident à Beyrouth en août 2020, elle facilita l’envoi de cette denrée au Liban, participant au rapprochement des deux pays.
Autre enjeu diplomatique lié à l’économie: Russie et France s’affrontent sur le terrain de la vente d’armes. En 2019, elles occupent respectivement la deuxième (17%) et la troisième place (12%) dans les exportations mondiales. Si les deux pays cherchent à gagner des parts de marché sur le continent africain, la vente d’armes est régulée, soumise à des pressions et répond aussi à des objectifs stratégiques, ces derniers différant entre les deux puissances.
Des intérêts divergents
Dans un entretien publié le 16 novembre 2020 par la revue le Grand Continent, Emmanuel Macron dit vouloir « trouver des mécanismes de contournement pour les encercler ». Ce « les » fait référence à la Russie et à la Turquie. Depuis 2018, Recep Tayyip Erdogan et Emmanuel Macron se livrent à un bras de fer sur plusieurs plans: médiatique, au sein de l’OTAN et en mer Méditerranée. Vladimir Poutine, à distance, exprime toujours son soutien à la Turquie malgré de « possibles désaccords ».
Les tensions militaires avec la Russie sont souvent implicites, en faisant appel à la société de mercenaires Wagner, les responsables politiques russes nient toute implication. Pourtant ces mercenaires sont présents sur de nombreux terrains: Centrafrique, Libye, Syrie, Madagascar, Soudan, Sahel et Djibouti. La présence russe se confronte aux militaires français notamment en Afrique subsaharienne où la France, ancienne puissance coloniale, a souvent pu être dépêchée pour des missions de maintien de l’ordre ou de défense d’intérêts.
Le rapport de force France/Russie se retrouve aussi dans les pays de l’Est: tandis que Poutine reste proche des pays européens anciennement affiliés à l’URSS (on peut penser à l’alliance Orban-Poutine en Hongrie, pays qui manifeste une opposition quasi constante à l’Union européenne ou à l’Ukraine partagée entre les deux modèles), des soldats français sont déployés par l’OTAN en Estonie dans le cadre de l’opération Lynx qui a pour but de protéger le pays en cas d’une possible attaque russe.
Une collaboration circonstancielle et stratégique
Malgré ces désaccords flagrants, France et Russie semblent obligées de collaborer sur certains sujets. Tout d’abord, dans la lutte contre le terrorisme international: les deux pays enchainent les déclarations, comme en octobre dernier à la suite du meurtre de Samuel Paty par un homme de nationalité russe. Macron a appelé à « un renforcement de la coopération entre la France et la Russie dans la lutte contre le terrorisme et l’immigration clandestine ». De façon plus concrète, des opérations conjointes ont été menées à l’instar de l’intervention en Syrie en juillet 2018. La France ainsi que la Russie se placent, d’ailleurs, en protectrices de la chrétienté en Orient. Au Moyen-Orient, les intérêts franco-russes convergent aussi quant à l’attitude face au programme nucléaire de la République islamique d’Iran, elles prônent la modération.
Un cas encore plus récent de collaboration franco-russe, est celui de la résolution du conflit au Haut Karabagh à travers le groupe de Minsk. Créé en 1992 par les deux puissances et les États-Unis, le groupe de Minsk est chargé de trouver une résolution pacifique et convenue entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les mois de septembre et octobre 2020 ont vu un réveil des tensions dans la région qui a abouti à la signature d’un cessez-le-feu, grâce à l’alliance franco-russe.
Les rencontres entre chefs d’État et hauts dignitaires français et russes sont nombreuses depuis l’élection en 2017 d’Emmanuel Macron; cette année le chef du Kremlin était à Versailles, une rencontre entre Premiers ministres s’est tenue en juin 2019 au Havre, en décembre 2019 un sommet sur l’Ukraine a eu lieu en présence de Poutine et enfin en août 2020 un sommet sur la Biélorussie a été organisé. Ces exemples ne sont que quelques preuves de multiples rencontres qui tendent à montrer le rapprochement diplomatique ou tout au moins le dialogue entre les deux pays.
Une rencontre en particulier avait retenu l’attention des médias, celle de la visite de Vladimir Poutine au fort de Brégançon en août 2019, en marge du sommet du G7, duquel il a été exclu 5 ans plus tôt. Macron, alors, est apparu comme une sorte de médiateur. Selon le décryptage d’experts en relations internationales, c’est en effet le rôle que le chef d’État souhaiterait obtenir comme Jacques Chirac avant lui, reliant l’Occident et la Russie. La Russie semble, elle aussi, être un intermédiaire de choix pour la France tissant un lien entre Occident et Asie.
Une guerre de perception
Malgré un certain réchauffement des relations, une guerre d’un autre genre fait rage entre Occident et Russie à laquelle la France n’échappe pas, celle des perceptions.
Selon François Lecointre, le chef d’État-Major des armées, les soldats et mercenaires russes effectuent un travail de désinformation auprès des populations locales subsahariennes afin d’attiser hostilité et haine contre les militaires français.
La société civile française serait, elle aussi, influencée par différents biais et en particulier par les médias, certains parlant alors d’une « guerre de l’information ». Les “médias mainstream” français accusent la chaîne Russia Today et le site internet Sputnik de complotisme et de détournement de l’actualité tandis que ces derniers leurs reprochent de dissimuler la vérité ainsi que leur manque d’impartialité. D’un côté comme de l’autre, on s’accuse de manipulation de l’opinion et parfois même d’ingérence. Macron, en 2017, se disait victime de fausses informations émanant des médias russes et de hackers lors des élections dans le but de mener à sa défaite, tandis que la Russie dément les accusations des Occidentaux quant à sa participation à la tentative d’assassinat de l’opposant politique Alexeï Navalny en septembre 2020.
Les relations franco-russes, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, semblent donc conflictuelles, pleines d’embûches et empreintes d’une certaine fascination réciproque. « Il est sans doute temps de réduire la part de la passion et d’accorder plus à la raison » écrivait Cyrille Bret au mois de janvier dernier. Vladimir Poutine a d’ailleurs proposé à Emmanuel Macron une alliance concrète lors d’un entretien téléphonique le 7 novembre 2020, en demandant de l’aide pour la production du vaccin Sputnik V. À ce jour, Macron n’a toujours pas donné de réponse, beaucoup pensent que celle-ci sera négative en raison des nombreux désaccords: les différences de normes sanitaires ainsi que les conditions de tests du vaccin interrogent dans l’Hexagone. L’évolution des relations semble assez lente. Face à cette stagnation, un autre partenaire européen est privilégié par le Kremlin: l’Allemagne. Les relations entre le « moteur de l’Europe » et la « puissance de l’Est » ne se sont jamais aussi bien portées. Un domaine reste cependant ouvert à un redoublement des échanges: la culture. Depuis la mise en place du dialogue du Trianon, en 2017, qui vise à favoriser le développement de coopérations dans des domaines variés, les échanges franco-russes se sont accrus en termes de culture, sciences, éducation, entreprenariat, arts et dans la recherche.
Cet article est paru dans le numéro 33 du magazine.