Luttes féministes et environnementales – La convergence difficile de l’Europe
08 July 2021 /
Pauline Robert 5 min
« Le rapport de l’homme à la nature est plus que jamais, celui de l’homme à la femme.»
Françoise d’Eaubonne 1978 (Ecologie, féminisme)
Ces mots sont ceux de Françoise d’Eaubonne, philosophe et militante féministe française, publié dans son livre Ecologie, féminsme en 1978. Elle lie ainsi l’écologie au féminisme en constatant un point commun entre les deux mouvements: les institutions économiques, politiques et culturelles se sont développées en exploitant les femmes et la nature. Par conséquent, combattre les causes du dérèglement climatique doit converger avec la lutte pour l’égalité femme-homme. Dans ce dossier consacré à l’empouvoirement des femmes, l’objectif de cet article est de comprendre le lien entre écologie et féminisme ainsi que de questionner l’action européenne sur ce sujet.
Convergence des luttes
Le mouvement écoféministe s’est développé dans les années 1970, en parallèle avec la politisation des questions environnementales. En témoigne le premier ouvrage sur le sujet publié par Françoise d’Eaubonne en 1974 Le féminisme ou la mort, dont le titre fait référence à un autre ouvrage, celui de René Dumont, premier candidat écologiste aux élections présidentielles françaises, L’utopie de la mort.
L’écoféminisme est un mouvement politique et philosophique à la fois théorique et pratique qui se caractérise par la diversité de pensée de ceux qui y adhèrent. Il est plus ou moins anti capitaliste, spirituel, essentialiste ou constructiviste.
Les écoféministes s’accordent néanmoins sur une doctrine commune selon laquelle la domination des femmes et celle de la nature sont les deux faces d’une même pièce : un système de développement androcentré.
Cette doctrine repose sur plusieurs constats, dont le lien entre féminité et pauvreté. En effet, au niveau mondial, les femmes sont davantage touchées par la précarité que les hommes. Les causes sont multifactorielles : économiques, sociales et culturelles, car les femmes, plus pauvres, disposent de moins de ressources. Par exemple, elles occupent des emplois plus précaires et travaillent plus longtemps, le tout pour un salaire moins élevé, en parallèle d’un travail domestique non rémunéré. Elles disposent de moins de ressources (possession de terres, salaires) et sont davantage exposées aux pénuries.
Par ailleurs, elles sont surreprésentées dans les environnements pollués, et sous représentées dans les zones visées par les politiques de rénovation plus respectueuses de l’environnement. Ainsi, les femmes sont, à cause de leur plus grande précarité, davantage exposées aux conséquences du changement climatique.
Un rapport de l’ONG Women’s Environmental Network constatait déjà en 2010 que les femmes mourraient plus que les hommes dans des catastrophes liées à l’environnement et qu’elles représentaient 80% des réfugiés climatiques.
Ce bilan est d’autant plus accablant que les femmes sont moins responsables du dérèglement climatique que les hommes : leur empreinte carbone est en effet plus faible que celles des hommes, ces derniers représentant, pour une population similaire, une part plus importante dans la production des gaz à effet de serre.
Ainsi, pour les écoféministes, ces constats sont la preuve que notre modèle de développement se fait au détriment de la nature et des femmes. Par conséquent, s’attaquer aux causes du changement climatique n’est pertinent qu’à condition de lutter avec la même intensité contre l’androcentrisme. En outre, la construction d’une société plus éco-centrée en est indissociable.
L’action politique des écoféministes
Les premiers partis politiques écologistes se sont développés en étant conscients des convergences entre la protection de l’environnement et la lutte pour l’égalité femme homme.
Par ailleurs, de nombreuses femmes se sont illustrées dès les débuts de la politisation de l’écologie : le parti allemand Die Grünen a par exemple été fondé par Petra Kelly, qui met en place une coprésidence paritaire rotative dès sa création en 1980. Nous pouvons également citer Rachel Carson qui met en évidence dès 1962 dans Silent Spring les effets néfastes des pesticides sur la santé et la nature. Donella Meadows a aussi joué un rôle central en codirigeant avec son mari le rapport du même nom, qui a servi de base scientifique à la première conférence internationale des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm en 1972.
Enfin, les femmes sont également à la tête d’actions militantes collectives, comme en témoignent les militantes Vandana Shiva et Maria Mies, qui inspirent largement les combats écoféministes actuels en Europe et en Inde.
Ainsi, la lutte pour les droits des femmes est concomitante des luttes écologistes depuis les années 1970.
Écoféminisme et Europe
Après cette brève revue historique et politique du mouvement écoféministe, la relation entre politique environnementale et politique pour l’égalité des sexes apparaît comme une évidence. Et ce d’autant plus dans un espace politique comme l’Union européenne, au sein duquel l’égalité femme homme et la protection de l’environnement sont des valeurs officielles inscrites dans ses traités.
Pourtant, certains chercheurs, lobbyistes et même membres des institutions européennes déplorent le manque de considération des inégalités femmes-hommes dans les politiques environnementales.
C’est ce que constate Gill Allwood, professeure en gender politics à l’Université de Nottingham et professeure associée au Collège d’Europe, dans une recherche publiée en 2014. Malgré les engagements officiels du Conseil européen, qui visent à “intégrer la perspective de genre dans tous les domaines politiques” et le fait que le développement durable et l’égalité femme-homme soient deux des quatre objectifs transversaux du développement de l’UE, Gill Allwood constate ainsi que les politiques liées au climat font souvent abstraction du genre.
Par exemple, les directives et documents associés de la Commission européenne sur les émissions de gaz à effets de serre publiés entre 2009 et 2012 ne font jamais référence aux inégalités et pressions supplémentaires exercées sur les femmes. Cette abstraction s’explique selon elle par l’existence d’un autre narratif mis en avant par la Commission et le Conseil européen pour justifier les politiques climatiques. Ce narratif économique et sécuritaire repose sur l’idée que le réchauffement climatique menace la compétitivité du marché européen et les frontières extérieures de l’UE. Les restrictions carbones sont ainsi promues par les innovations technologiques qu’elles vont permettre. Si ce n’est pas en soi une mauvaise façon de motiver la lutte contre le réchauffement climatique, elle a l’inconvénient d’être très technique et déconnectée des conséquences concrètes et immédiates dans le quotidien des européens.
Plus récemment, le Green Deal proposé au début de son mandat par la Présidente de la Commission Ursula Von der Leyen a déçu par le manque de mesures spécifiques liées aux inégalités femme-homme. Pour l’eurodéputée suédoise écologiste Alice Kuhnke et la Secrétaire Générale du Lobby Européen des femmes, Joanna Maycock, l’absence de référence aux pressions supplémentaires exercées sur les femmes par le changement climatique est d’autant plus décevante que la lutte pour l’égalité était une promesse de la Présidente. Pour elles, Von der Leyen a été obligée de faire des concessions afin de rassembler les votes les plus conservateurs. Ainsi, on pourrait en partie expliquer l’absence de considération pour l’égalité des genres dans les politiques climatiques européennes par des pressions institutionnelles, qui rendent difficile l’existence de politiques intersectorielles.
Nous pouvons alors nous demander si les engagements de l’Europe en faveur de la parité et de l’inclusion des femmes dans les processus de décisions sont suffisants et pertinents, et tirer de ces conclusions les bases d’un changement, en faveur d’une plus grande convergence entre les politiques environnementales et celles visant à atteindre l’égalité femme-homme.
[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]