La participation citoyenne, le casse-tête de la démocratie
13 June 2022 /
Arnaud De Meyer 9 min
Depuis une dizaine d’années, de nombreuses institutions et démocraties représentatives, en Europe et ailleurs, développent de nouvelles formes de prise de décision. Ces dernières accordent une place importante à l’inclusion des citoyens dans différents niveaux de gouvernance, tant locale que nationale et supranationale. Ces dispositifs de participation poursuivent un idéal démocratique censé répondre à la crise de légitimité et d’efficacité qui traverse les institutions et démocraties fondées sur un système de représentation du peuple.
Le maître-mot derrière l’ensemble de ces processus délibératifs est « innovation ». Différents niveaux de pouvoirs visent dès lors à intégrer aux processus de représentation classiques qui régissent la vie politique des nouvelles formes de participation citoyenne incluant le citoyen dans la délibération parlementaire. Le choix du dispositif joue, toutefois, une fonction majeure dans l’élaboration de ces politiques délibératives. Tentons de comprendre les enjeux et rapports de force derrière la construction de ces dispositifs de participation citoyenne.
Participation, délibération, représentation
Le niveau local a lancé le pas dès le début du XXIe siècle, en vue de rapprocher la politique partisane de considérations plus proches de la vie quotidienne des citoyens locaux. C’est le cas en Belgique, par exemple, où la vision représentative inscrite dans la Constitution originelle de 1831 fait place à une conception plus participative du rôle des citoyens dans les instances de représentation politique. Là où la participation citoyenne était principalement comprise à travers l’acte électoral, le citoyen est, aujourd’hui, invité à défier les jeux politiques au sein de l’hémicycle et à réagir directement aux positions et propositions des élus.
C’est évidemment là que se joue toute la légitimité du processus. Peut-on considérer qu’un processus participatif est plus légitime qu’une décision prise selon le poids des partis politiques au sein des discussions du simple fait que le processus de sélection prévoit des règles non-arbitraires supposées équilibrer les points de vue en présence? La constitution d’un mini-public représentatif des différentes classes sociales et économiques au sein de la population totale pose déjà des questions de légitimité et d’inclusion.
Le professeur Archon Fung de la Harvard Kennedy School, spécialisé en politiques et pratiques visant à améliorer la qualité de la gouvernance démocratique, revient sur trois dimensions principales à considérer lorsqu’on étudie les diverses formes de participation dans la gouvernance politique. Il construit donc un cube de la démocratie sur trois arêtes. La première arête considère la sélection des participants. A. Fung montre alors la force de l’inclusion concernant la légitimité du processus. Il est nécessaire de trouver un compromis entre un mécanisme de sélection très peu restrictif qui portera préjudice à la représentativité et une sélection délibérée qui nécessite beaucoup de transparence et de justification.
La seconde dimension concerne la communication et la décision. Comment les participants interagissent-ils dans un contexte de discussion ou de décision publique ? La construction du dispositif peut donner plus ou moins de pouvoir de délibération aux participants, ce qui assurément a des conséquences directes sur la nature des débats et la recherche de consensus dans le groupe de participants.
Enfin, la troisième arête de ce cube de la démocratie concerne l’impact du processus de participation citoyenne. Quel lien existe-t-il entre les conclusions du processus et les actions du politique ? De manière générale, peu de dispositifs envisagent un mécanisme d’influence directe, l’auteur parle plutôt d’influence communicative des résultats du processus sur les responsables politiques. Le processus participatif va nécessiter des représentants politiques une justification de leur prise de décision en fonction des conclusions de ce premier.
L’ensemble de ces dimensions, qui permettent d’étudier un grand nombre de dispositifs, nous amène à considérer différents aspects liés à la participation citoyenne. La légitimité et l’efficacité du processus dépendent donc de la sélection d’un mini-public représentatif du public total visé et de la mise en place d’un dispositif clair qui ne laisse aucun doute quant à la destination des résultats. Il n’est pas nécessaire d’abandonner l’élaboration d’une politique publique au citoyen pour rendre le processus légitime, preuve en est du succès des consultations citoyennes qui invitent des citoyens sélectionnés aléatoirement, des représentants d’un secteur ou des experts à ramener certaines réalités et soulever plusieurs sensibilités dans le débat parlementaire. Cette forme d’inclusion définit dès le départ le rôle consultatif des parties prenantes, et prend tout son sens dès lors que les représentants politiques doivent justifier leur décision finale en fonction des réalités évoquées par les parties prenantes de la consultation. On est ici sur une forme peu délibérative de participation citoyenne, qui joue essentiellement sur l’influence communicative qu’on évoquait plus haut.
Ce dispositif nécessite dès lors l’installation d’un dialogue entre les parties pour être effectif et légitime. D’autres formes de participation citoyenne vont toutefois inclure davantage les participants ou renforcer l’institutionnalisation du processus délibératif.
Différents dispositifs délibératifs
L’Assemblée citoyenne
Cette tendance à consulter le citoyen et favoriser l’inclusion de processus participatifs au sein d’un système de démocratie représentative s’est déclinée sous différentes formes. Récemment, le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, compétent pour les questions de culture et de la jeunesse au niveau communautaire en Belgique, a organisé dans le cadre de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe une assemblée citoyenne composée de jeunes entre 18 et 25 ans sur le thème: “Quel avenir pour l’Europe?”. Sur fond d’intelligence collective et de réflexions mises en commun, le Parlement a invité cette sélection de jeunes à réfléchir en ateliers à différentes questions sur la thématique de l’Union européenne. Qu’est-ce que cette jeunesse attend concrètement de l’Europe ? Comment rapprocher l’UE des jeunes ? Qu’est-ce que l’Europe représente pour eux et quelles valeurs est-elle censée refléter ? sont autant de questions sur lesquelles la jeunesse wallonne a été amenée à réfléchir. Ce processus a ainsi invité tout jeune citoyen habitant la région wallonne ou Bruxelles à participer à cette consultation de deux jours afin d’aboutir à des recommandations qui seront livrées au Parlement européen. Elles seront considérées par la suite dans l’émergence des propositions qui clôtureront la Conférence sur l’Avenir de l’Europe.
Le dispositif de délibération mis en place par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles vise assurément à laisser une place importante à la discussion et la priorisation d’idées sans perdre de vue l’objectif final de cette assemblée citoyenne sur l’avenir de l’Europe : établir une charte comprenant des recommandations sur le rapport entre les jeunes et l’Union européenne. Une assemblée citoyenne sous cette forme somme toute classique soulève toutefois un des grands écueils de ce type de dispositifs. Que deviendront les conclusions de ce processus délibératif ? L’objectif sous-jacent de communiquer sur les actions de l’Union européenne et faire la vitrine de l’inclusion et la prise en compte de l’avis des jeunes par les institutions européennes semble prendre le dessus sur la consécration du processus en lui-même.
Le dialogue citoyen permanent
Afin de pallier certains obstacles des processus de participation classiques, le Parlement de la communauté germanophone en Belgique a institutionnalisé en 2019 un dispositif de délibération citoyenne permanent appelé “permanenter Bürgerdialog” ou dialogue citoyen permanent en français. Comme le relèvent les chercheurs Christophe Niessen et Min Reuchamps, cette expérience inédite, qui reste à ce jour unique, se distingue des autres formes d’initiatives délibératives par son caractère permanent et son lien quasi institutionnalisé avec l’assemblée du Parlement germanophone.
Le modèle Ostbelgien, qui s’est à l’évidence développé dans le contexte local de la communauté germanophone belge, a pu profiter d’un comité de pilotage fort de l’expérience nationale belge du G1000 pour proposer une formule qui vise à consolider et entretenir le lien de participation du citoyen. Cette fameuse expérience du G1000, qui a rassemblé au niveau national 1000 citoyens pour sortir des recommandations en vue de la 6e réforme de l’État belge en 2011, a assurément servi de catalyseur dans l’élaboration du dialogue citoyen permanent.
L’architecture du modèle ostbelgien assure à travers trois structures principales le suivi des discussions au sein des assemblées citoyennes. Un conseil citoyen (bürgerrat) qui définit l’agenda des assemblées citoyennes et s’occupe du suivi du travail des assemblées. Cette composante permanente supervise, par ailleurs, le secrétariat permanent (permanentes sekretariat) qui prépare et exécute les décisions du Conseil, gère l’aspect plus logistique et administratif des assemblées citoyennes ainsi que la gestion des finances du modèle. Enfin, les assemblées citoyennes (bürgerversammlungen) comprennent entre 25 et 50 citoyens sélectionnés selon un processus visant une représentation diversifiée des sexes, tranches d’âge et classes socio-économiques.
Il est encore tôt pour évaluer les résultats de cette initiative délibérative. Actuellement, trois assemblées citoyennes ont entamé le processus de dialogue, dont deux sont à l’étape de la mise en œuvre des recommandations. Il sera très intéressant d’étudier les retours et l’évaluation que pourront faire les différentes parties de l’avenir du processus. Les initiateurs du projet espèrent également inspirer d’autres formes de délibération et d’exercice de la démocratie directe apportant une influence systématique du processus de décision institutionnalisé.
Une perspective européenne
Au niveau européen, la Commission européenne s’est récemment emparée du sujet et a fait du renforcement de la démocratie un des piliers du cadre de financement pluriannuel 2019-2024. Partant du principe que la démocratie n’est jamais acquise et qu’il ne faut cesser de la renforcer, la communication de la Commission met, notamment, en avant le rôle que les citoyens peuvent jouer dans la définition des priorités et la prise de décision au niveau européen. La Conférence sur l’Avenir de l’Europe constitue en ce sens un premier pas vers une prise en compte des considérations directes des citoyens dans la politique européenne.
Conclusion
Evidemment, les cas que nous avons pu approcher ici ne couvrent en rien l’étendue des possibilités que représente la participation citoyenne à la vie politique. Ils apportent néanmoins quelques lumières sur les enjeux qui soutiennent l’inclusion de modèles de participation au sein de démocraties historiquement représentatives.
Ces processus ne peuvent pas suffire aux élus pour assurer la légitimité de leurs décisions politiques au sein d’une démocratie. On peut, toutefois, constater que la participation citoyenne, sous ses différentes formes, amène le citoyen à prendre part à l’élaboration de la politique publique. Quel que soit le niveau de délibération accordé aux participants, le dispositif et la transparence vis-à-vis des citoyens jouent dès lors un rôle primordial concernant l’efficacité du processus en lui-même et la légitimité des décisions politiques.
[Cet article est paru dans le numéro 36 du magazine]