EuroFabrique : « 4 jours pour réenchanter l’Europe »
05 July 2022 /
Mina Léopold 7 min
(Re)penser les symboles de l’Union Européenne (UE) d’un point de vue artistique, voilà quel était l’objet de l’événement EuroFabrique, qui s’est tenu du 7 au 10 février 2022 au Grand Palais Éphémère à Paris. Ce projet était organisé dans le cadre du programme culturel de la Présidence française du Conseil de l’UE, à l’initiative de Chris Dercon (Réunion des musées nationaux – Grand Palais), Emmanuel Tibloux (École nationale supérieure des arts décoratifs) et Stéphane Sauzedde (Association nationale des écoles supérieures d’art). L’événement a réuni 400 jeunes artistes et designers venus de 35 écoles d’arts de toute l’Europe. Une 36ème école a été créée pour l’occasion pour des étudiants et des artistes en exil. Ces étudiantes et étudiants en art, design, cinéma, théâtre et musique se sont rassemblés à Paris afin de travailler sur les symboles de l’Union européenne. EuroFabrique peut être qualifié de lieu de création, d’expérimentation, de rencontre artistique ou encore d’atelier participatif. Ses organisateurs le décrivent également comme une « agora artistique européenne ». Transparaît ici l’idée d’en faire une « place publique », en référence à la Grèce antique, lieu de vie sociale et politique de la cité. L’événement a d’ailleurs pour ambition de lier création artistique et débat public, avec pour question principale : qu’est-ce que la jeunesse européenne attend de l’Union Européenne ?
Les sujets traités touchent différents domaines, en lien avec certains aspects de l’identité européenne tels que le langage, l’écologie, la question des frontières ou le folklore. Sous la forme d’ateliers, de présentations, de débats et de discussions, les étudiants et les artistes intervenants se sont attelés à ces questions durant quatre jours, questionnant au passage la légitimé de l’EU. En effet, son efficacité dans la prise en charge des problèmes quotidiens des citoyens européens est critiquée, sans parler des nombreuses crises que traverse notre époque (écologique, humanitaire, sanitaire…) que le politique peine à gérer. Dans ce contexte, un débat public et démocratique paraît indispensable. EuroFabrique se propose ici d’apporter sa pierre à l’édifice en questionnant l’idée de l’Europe, son état actuel, et son futur.
Des conclusions critiques envers l’Europe et ses politiques
De la performance à la sculpture en passant par la création textile, le dessin, le son et le tournage de films, les réalisations produites sous la nef du Grand Palais sont très diversifiées et touchent à de nombreux matériaux et techniques. À travers ces diverses formes, les participants proposent des questionnements ayant trait à l’Europe, à la culture européenne, et à ses différentes identités.
Ce sont les symboles officiels et institutionnels de l’Union Européenne qui sont interrogés, comme son drapeau et son hymne. D’après le site officiel de l’UE, l’hymne européen, dont le thème musical est tiré de la Symphonie nᵒ 9 de Beethoven, évoque “les idéaux de liberté, de paix et de solidarité incarnés par l’Europe”. À l’occasion d’EuroFabrique, quatre étudiants du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris ont présenté leurs versions réinventées de l’Ode à la joie, réinterprétant ainsi l’hymne européen à un moment où les questions de souveraineté divisent toujours les États membres.
Une autre production interpelle : Refugees Welcome. Cette dernière réinterprète le drapeau européen. On retrouve le même fond bleu, mais à la place des douze étoiles jaunes censées représenter la solidarité et l’union entre les peuples d’Europe, une couronne d’épine. Probablement une référence au chemin de croix vécu par les réfugiés venus en Europe pour recevoir l’accueil qu’on connaît.
Le Refuge est un autre exemple de création à forte dimension symbolique qui questionne l’entraide, la circulation, les flux, notamment des populations migrantes. Il s’agit d’une structure construite sous le toit du Grand Palais par les étudiants et étudiantes de l’École supérieure d’art Annecy Alpes et de l’Accademia di Belle Arti en Italie. D’après une étudiante, cette construction représente « l’unité franco-italienne portant les mêmes intérêts et les mêmes préoccupations pour les migrations sur la frontière » et vise à « énoncer les faits d’une façon artistique et poétique ». Sa construction à Paris était précédée de tout un travail de correspondance entre les deux écoles, avec de « longues discussions sur l’urgence des frontières, notamment celle séparant nos écoles respectives ».
Sur un ton plus léger, le film Behind the scene, réalisé par les étudiantes et étudiants de la Fémis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son), poursuit les aventures de Samy Kantor, figure principale de la série Parlement. Le personnage du jeune assistant parlementaire est mis en scène avec un nouveau projet : une comédie musicale pour « redorer le blason » de l’UE.
Une ambiance d’unité, mais des sujets clivants
Les formes qu’ont prises les résultats de ce grand atelier collectif si diverses qu’elles soient, convergent vers un questionnement global qu’on pourrait résumer par : où en sommes-nous avec l’Union européenne et vers quoi voulons nous aller ? La culture est ici présentée comme levier pour tenter d’apporter des réponses.
Mais tout ceci apparaît comme très consensuel, et aussi finalement très vague pour les non-initiés. À cela on pourrait rétorquer que les thèmes abordés dans la plupart des créations sont tout de même très clivants, puisqu’ils touchent aux questions brûlantes telles que l’immigration et sa réception par la population européenne et ses dirigeants. La question de l’identité est aussi évoquée. La multitude et la diversité d’identités en Europe sont ici présentées comme une richesse. Pourtant, dans un grand nombre de pays européens, on observe plutôt un repli sur l’identité nationale.
De plus, certaines productions semblent peu accessibles à la compréhension du grand public qui pourrait être tenté de venir chercher à EuroFabrique quelques pistes de réponses aux questions qu’abordent les œuvres. Pourtant les étudiants et les artistes, pour la plupart, ne souhaitent pas donner de réponses ou envoyer de messages politiques. Une étudiante de l’Ensaaa témoigne ainsi qu’ « il n’y a pas de message à véhiculer comme un étendard mais plutôt une réflexion commune ». Il ne s’agit donc pas de rallier le public à une opinion, mais plutôt de mener une réflexion et d’inviter le spectateur à s’interroger. D’ailleurs émettre une opinion claire et tranchée sur ces sujets n’est peut-être simplement pas possible, comme semble l’exprimer Axel Alousque dans un entretien pour France Culture : « la culture européenne doit être encore inventée parce que je n’ai pas l’impression qu’on ait réussi à mettre le doigt dessus en fait ». Les créations réalisées à EuroFabrique soulèvent donc en apparence un paradoxe : celui de refuser d’afficher un point de vue politique, sur des questions tout de même très politiques. L’objectif de l’art est ici plutôt dialectique, c’est-à-dire d’amener au débat.
Lieu d’échange, de connexion
Si EuroFabrique n’est pas là pour apporter des réponses, l’événement a davantage pour vocation l’échange et la création de liens. À travers les nombreuses collaborations entre étudiants et étudiantes de différentes écoles et de différents pays, les échanges ont été multiples et fructueux d’un point de vue artistique grâce au croisement des points de vue et des cultures. De nombreux artistes, parfois de renommée mondiale, sont également intervenus pour soutenir les travaux des étudiants et de leurs écoles, tel que le chinois Ai Weiwei, figure majeure de l’art contemporain. L’événement a aussi été l’occasion de lier des amitiés et de renforcer le réseau entre écoles européennes d’arts et de design. Une autre étudiante du master art de l’Esaaa témoigne de « rencontres riches et qui font du bien ». La génération Erasmus devient ici une réalité, d’après Emmanuel Tibloux. Selon lui « l’Europe est le lieu par excellence pour mettre en place des dynamiques de collaboration et d’échanges », EuroFabrique en est un parfait exemple.
Le dernier jour de l’événement, plus de 2000 spectateurs se sont rendus au Grand Palais pour déambuler entre les créations et assister aux performances. Parmi eux des femmes et des hommes politiques, comme Roselyne Bachelot, ministre de la culture en France, pour qui « cette collaboration illustre la diversité et le bouillonnement de la création européenne ».
Une initiative pour dépasser les frontières
Du côté des organisateurs de cette rencontre, on trouve la volonté de s’inscrire dans la durée, de poursuivre les travaux et surtout de renforcer la collaboration entre écoles afin de faire d’EuroFabrique davantage un réseau de connexion à travers l’Europe qu’un événement isolé. Si les questions politiques et leur traitement artistique restent en suspens, EuroFabrique aura tout de même réussi à enchanter ses participants et son public, quelle que soit leur origine. Car finalement, « dans l’art, on a cette question de débordement, de dépasser les frontières, on a une sorte de prise de conscience que le monde est très complexe, et c’est tant mieux » (Alice Olausson, entretiens France Culture).
[Cet article est paru dans le numéro 36 du magazine]