Le pivot européen vers le gaz algérien et qatari : les motivations derrière ce virage au Sud
16 February 2023 /
Jeanne Fabreguettes 6 min
Guerre en Ukraine et sanctions européennes contre le gaz russe obligent, les Européens se retrouvent contraints à trouver de nouvelles sources d’énergie à l’approche de l’hiver. Outre les États-Unis, leur allié de longue date, on observe un revirement européen en direction de la région Moyen-Orient Afrique du Nord (MENA) pour son approvisionnement en gaz. Retour sur les stratégies énergétiques développées ces derniers mois avec l’Algérie et le Qatar, tant au niveau européen que national.
L’offensive gazière de l’UE dans la région MENA
Le 10 octobre 2022, Kadri Simson, Commissaire Européenne à l’Energie, a participé au Forum d’affaires Algérie-Union européenne (UE) sur l’énergie à Alger. En effet, dans le contexte actuel de crise énergétique, l’Algérie, 4ème fournisseur européen de gaz naturel liquéfié (GNL) est très courtisée par l’UE. Reçue par M. Mohamed Arkab, le Ministre algérien de l’énergie, Kadri Simson a rappelé la relation de long terme entre les deux parties et a expliqué qu’elles « bénéficieraient toutes deux de l’augmentation du volume de gaz algérien potentiellement disponible pour l’exportation vers l’Europe ». Sonatrach, la première compagnie pétrolière et gazière d’Algérie et de tout le continent, a indiqué que plusieurs gisements de GNL restent effectivement inexploités dans les régions d’Illizi, de Berkine et de Bechar dans le Sahara algérien. Cette découverte motive certainement le renouvellement du dialogue UE-Algérie, longtemps négligé à Bruxelles notamment en raison de la chute des prix des hydrocarbures en 2014. La visite de Kadri Simson fait suite à plusieurs tentatives de rapprochement avec le gouvernement algérien, entreprises par les différents dirigeants des institutions européennes au cours des derniers mois.
De même, il semble que l’UE cherche à se rapprocher du Qatar, 5e producteur de gaz naturel et premier exportateur de GNL. Le 7 septembre 2022, Charles Michel, président du Conseil européen, a inauguré la nouvelle délégation européenne à Doha. Il s’agit d’un signal fort envoyé par l’UE à la monarchie pétrolière qatarie en vue d’approfondir leur coopération. Sans jouer au jeu de dupes, Charles Michel a rappelé la nécessité de leur « amitié (…) pour surmonter ensemble ces défis extrêmement difficiles », notamment dans « le secteur de l’énergie ». Cependant, le Qatar ne possède pas autant de ressources inexploitées que l’Algérie et, à l’heure actuelle, sa production alimente essentiellement le marché asiatique. Dès lors, les ambitions de l’UE sur le gaz qatari entrent en concurrence directe avec ce dernier. Ce rapprochement de l’UE avec l’Algérie et le Qatar n’est pas une trajectoire singulière mais suit une tendance plus large également entreprise par les Etats membres à leur niveau national.
La ruée désordonnée des Européens vers des sources alternatives de gaz
La politique énergétique relève d’une compétence partagée entre l’UE et ses États membres, conformément à l’article 194 du traité sur le fonctionnement de l’UE. De ce fait, la question de l’approvisionnement énergétique est traitée aux deux échelles. En mai 2022, l’Allemagne a, par exemple, conclu un accord bilatéral avec le Qatar, approfondissant leur partenariat énergétique. En parallèle, l’Allemagne a investi dans cinq terminaux flottants de gaz liquéfié pour pouvoir recevoir le gaz qatari. De la même manière, les visites respectives de Mario Draghi et d’Emmanuel Macron leur ont permis de conclure de nouveaux accords avec le gouvernement algérien par l’intermédiaire de leur compagnie énergétique nationale. Guido Brusco, chef des opérations de l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI), a annoncé en septembre 2022 que le volume de gaz algérien importé doublera d’ici 2024, passant de 9 milliards à environ 18 milliards de mètres cubes par an. Dans la même perspective, la Déclaration d’Alger signée entre la France et l’Algérie le 27 août 2022 réaffirme leur partenariat y compris en matière énergétique. À cet égard, il est interessant de souligner que la communication du gouvernement français est relativement équivoque. En effet, après des années de querelles diplomatiques liées à des questions de mémoire et de visas, la France entreprend un nouveau rapprochement avec l’Algérie mais en niant les motivations énergétiques sous-jacentes. En août 2022, la visite d’Emmanuel Macron en Algérie est uniquement qualifiée de « visite officielle et d’amitié » par l’Elysée. Cependant, Catherine MacGregor, présidente d’Engie fait également partie de la délégation. Lors de sa visite en octobre, la même rhétorique est déployée par le cabinet de la Première Ministre Elisabeth Borne : « la question énergétique ne sera pas à l’ordre du jour ».
La multiplication de ces accords bilatéraux entre Européens et pays producteurs d’hydrocarbures de la région MENA apparaît comme une réponse pragmatique à la situation d’urgence engendrée par la crise énergétique. Les Etats membres utilisent leurs relations bilatérales, parfois héritées de leur passé colonial, pour sécuriser leur approvisionnement en gaz à l’approche de l’hiver. Mais cet élan nationaliste nuit-il à la capacité de l’UE de conclure des accords globaux? Des accords à l’échelle européenne pour la fourniture de gaz ne seraient-ils pas davantage pertinents en termes de coût, mais aussi au regard de l’influence croissante de l’énergie dans la géopolitique mondiale?
Le développement de la diplomatie gazière, un nouvel équilibre dans la relation UE – pays arabes ?
La crise énergétique suivant l’invasion russe de l’Ukraine met effectivement en lumière la dimension stratégique des hydrocarbures. À l’heure actuelle, le gaz naturel liquéfié a particulièrement le vent en poupe. Malgré son coût relativement élevé, sa complexité de fabrication et la quantité de pollution qu’il implique, le GNL est très convoité pour sa flexibilité. Cette particularité constitue un atout majeur pour les pays exportateurs de GNL ; en effet, ils sont en mesure de l’expédier via des bateaux méthaniers dans n’importe quel port et, éventuellement de dérouter leur itinéraire à tout moment, à la faveur de l’importateur le plus offrant. En comparaison, le transfert par gazoduc apparait plus contraignant et conflictuel, comme les derniers rebondissements de Nord Stream 2 ont notamment pu l’illustrer.
Dès lors, les capacités productives et les réserves de GNL dotent l’Algérie et le Qatar d’un solide levier de négociation dans leurs relations avec les pays européens. Par exemple, après le soutien apporté au plan marocain pour l’autonomie du Sahara occidental par le gouvernement espagnol, Sonatrach a annoncé le 6 octobre une révision du contrat avec Naturgy. Cette révision implique une augmentation du prix du gaz voir même une réduction du volume exporté. Pour rappel, le Maroc et l’Algérie sont en conflit depuis des années. En 2021 le président Abdelmadjid Tebboune a fermé le gazoduc Maghreb-Europa passant par le Maroc, privant son voisin de gaz alors qu’il en était dépendant à 97%. Ce différend algéro-espagnol pourrait constituer une opportunité pour ses voisins européens de bénéficier du volume de gaz suspendu, surtout l’Italie. Ainsi, l’Algérie est désormais capable de tirer son épingle du jeu avec les partenaires européens grâce à la diplomatie gazière. De manière similaire, un éventuel accord pour augmenter la fourniture de GNL à la France place Alger en position de force dans les négociations. Le gouvernement algérien a toujours souhaité revenir sur la question des visas français. En 2021, la France a réduit de 50% l’octroi de visas pour les ressortissants algériens, sous prétexte d’un manque de coopération de l’Algérie concernant la réadmission de ses ressortissants en situation irrégulière. La crise énergétique change la donne et place le gouvernement français sous pression. Pour de nombreux observateurs, la dernière visite d’Elisabeth Borne à Alger peut se résumer à l’équation suivante: du gaz algérien contre des visas français. Du côté qatari, la manne d’hydrocarbures confère à la monarchie pétrolière un statut quasi intouchable. En effet, malgré les forts appels au boycott contre la coupe du monde de football, ni l’UE ni ses États membres n’ont pris position. Il semble que le non-respect des droits de l’Homme et les implications écologiques désatreuses ne soient pas des arguments suffisamment pertinents pour contrebalancer le besoin de GNL qatari. Ces derniers sont pourtant érigés au rang de valeurs fondamentales dans les traités européens.
Ainsi, la crise énergétique redistribue les cartes des relations entre l’UE et son voisinage sud. S’ils manient habilement la diplomatie gazière, l’Algérie et le Qatar peuvent rééquilibrer la balance en leur faveur. Du côté européen, ce moment d’urgence énergétique ouvre également des réflexions plus approfondies sur le rôle laissé aux institutions européennes dans la gestion de l’énergie.
Cet article est paru dans le numéro 37 du magazine