Entre protection et exposition des mineurs, combattre la cyber-pédocriminalité dans l’UE
02 March 2023 /
Luisa Gambaro 7 min
Un nouveau règlement européen est actuellement débattu pour protéger les mineurs des abus sexuels commis en ligne. Cependant, les retombées de ce combat universel sont controversées et suscitent des inquiétudes quant à la vie privée des mineurs. Patrick Breyer, eurodéputé et rapporteur sur le texte, a expliqué à Eyes On Europe les aspects litigieux de cette proposition.
« Je voudrais commencer par un message aux enfants piégés dans un cycle abusif, qui ne sont pas en sécurité chez eux: ce n’est pas de votre faute. Vous n’êtes pas seuls. Cette proposition vise à vous protéger, à vous secourir et à vous aider. » C’est avec ces mots que la Commissaire Johansson a annoncé le 11 mai dernier un nouveau règlement européen pour traquer les abus sexuels commis en ligne sur des mineurs. S’adressant aux auteurs des abus, elle a ajouté : « C’est vous que nous viendrons chercher. » De telles agressions sont plus fréquentes qu’on ne le pense. Selon la Fondation Internet Watch, plus de 62 % du contenu en ligne d’abus sexuel sur des enfants dans le monde est hébergé par des serveurs dans l’UE. La crise du COVID-19 a exposé les enfants encore d’avantage à ces agressions. Pendant le confinement, les mineurs étaient plus vulnérables aux abus en ligne, et selon une analyse d’Europol: « au cours des premiers mois de la crise, la demande de contenu pédopornographique a augmenté jusqu’à 25 % dans certains États membres de l’UE. »
Au niveau européen, la traque des abus sexuels sur les mineurs est un enjeu peu retentissant mais bien réel. En 2011, l’UE a adopté une directive pour criminaliser ces actes. La Commission souhaite maintenant mettre à jour cette loi avec un nouveau règlement, qui prévoit notamment la création d’un centre de soutien aux victimes. Le centre mettra aussi à disposition des plateformes de messagerie instantanée des outils techniques pour crypter les messages et détecter les contenus suspects. Lorsque le fournisseur de services en ligne détecte un message crypté comme étant suspect, celui-ci est alors transmis au centre pour évaluation. Si le centre estime que le contenu signalé présente un intérêt criminel, il le transmet aux autorités répressives nationales.
Une loi indispensable et pourtant contestable
L’eurodéputé Patrick Breyer est l’un des rapporteurs fictifs sur ce règlement. Le groupe des Verts l’a chargé de négocier le texte de la Commission avec les rapporteurs des autres groupes politiques. Il représente donc les intérêts et la position majoritaire du groupe lorsqu’il modifie le texte. Une fois que les groupes politiques sont parvenus à une position commune sur ce texte, les rapporteurs commencent à négocier en trilogue avec le Conseil. A la fin de leurs négociations, les deux parties doivent parvenir à une version commune du texte pour co-légiférer, sinon le texte ne peut être adopté.
M. Breyer est pleinement conscient de la nécessité croissante de protéger les mineurs contre les cyber-agresseurs. Cependant, il affirme que cette nouvelle proposition est complètement différente de la directive de 2011. « La nouvelle proposition prévoit que les fournisseurs de services de communication (WhatsApp, Gmail, les services de chat, y compris les applications de jeux et de rencontres) seront tenus d’analyser le contenu de vos messages privés, photos et vidéos », explique M Breyer. « Cette analyse permettra de détecter tout éventuel matériel d’exploitation sexuelle ou tentative de la part d’un adulte d’entrer en contact avec une personne mineure. »
Ni la protection des enfants, ni la traque des délinquants
« Tout ceci n’a rien à voir avec la protection de l’enfance, mais avec la déresponsabilisation des mineurs », affirme M Breyer. « A mon avis, ce règlement est un énorme recul pour la protection européenne des droits de l’enfant. En effet, il porte préjudice aux mineurs en les privant de leur droit à la correspondance privée. Nous savons par exemple que les enfants échangent souvent des photos et des images d’eux-mêmes, parfois aussi des images nues à travers des sextos, et ce règlement leur vaudrait d’être dénoncés à la police. » En l’occurence selon M Breyer, en Allemagne, plus de la moitié des enquêtes criminelles pour échange de contenu pédophonographique traquent en réalité des personnes de moins de 18 ans.
Plus important encore: selon M Breyer, le règlement ne permettra pas de traquer efficacement les agresseurs. « Ce règlement n’affecte pas les véritables criminels car ils utilisent des forums du darknet ou des archives cryptées. Ces contenus sont technologiquement impossibles à détecter. En revanche, les mineurs seraient criminalisés », explique-t-il. « Ce qu’il faut faire, c’est empêcher la production même de ce contenu. Nous devons poursuivre les auteurs et infiltrer leurs forums secrets. Nous devons nous faire passer pour l’un d’entre eux, ce qui nécessite un travail de police infiltrée et beaucoup de temps. Mais si les forces de l’ordre sont submergées de signalements de contenus pour la plupart non criminels, elles n’ont pas le temps de s’attaquer aux vrais agresseurs. »
Au lieu de soutenir pleinement la proposition de la Commission, M. Breyer préconise une plus grande sensibilisation auprès des mineurs, comme la campagne #SayNO d’Europol. « La sensibilisation est vraiment importante. Elle devrait être enseignée dans les écoles et dans toutes les institutions d’accueil extrascolaires », insiste-t-il.
Le bras de fer entre l’UE et les prestataires
Meta est l’entreprise la plus active dans l’envoi de rapports aux forces de l’ordre. « La raison en est que, chaque fois que quelqu’un partage une image suspecte dans un chat ou un groupe WhatsApp, tous les membres du chat sont signalés pour l’avoir seulement regardée », explique M Breyer. « Et les jeunes ne sont souvent pas conscients que ce contenu est criminel et non pas drôle. Souvent les jeunes n’ont pas d’intention sexuelle lorsqu’ils publient ce type de contenu, mais il est largement diffusé, et c’est pourquoi des millions de personnes sont signalées par Meta », ajoute-t-il.
Dans sa proposition de règlement, la Commission a inclus une obligation pour les fournisseurs de services en ligne de payer des sanctions s’ils ne notifient pas les contenus abusifs. Selon M. Breyer, cette obligation devrait être assortie d’une menace de sanction si les entreprises ne s’y conforment pas. Tout en essayant d’adopter une approche coopérative avec les fournisseurs de services en ligne, la Commission leur a reproché de ne pas être assez actifs dans le signalement des contenus abusifs.
M. Breyer nuance cette critique en rappellant que les plateformes peuvent être dépassées par la quantité de contenus qui circulent en si peu de temps. Pour résoudre ce problème, la Commission propose d’utiliser des algorithmes pour rechercher automatiquement les contenus suspects et les signaler à la police. Cependant, la plupart des signalements ne sont pas pertinents : « La police fédérale suisse a publié des chiffres selon lesquels 80 % des signalements qu’elle reçoit des fournisseurs ne sont pas pertinents sur le plan pénal et concernent par exemple des photos de famille. Et pourtant, la police examine tout cela et je m’y oppose fermement car nous avons le droit à une vie privée. »
Entre droit à la vie privée et lutte à la criminalité
L’obligation de détection est l’un des aspects les plus controversés du règlement. « On pourrait la comparer à l’obligation pour la poste d’ouvrir toutes nos lettres et de les crypter pour détecter tout contenu suspect. Ce serait inacceptable, vous ne pouvez pas placer toute la population sous surveillance constante juste parce que certaines personnes pourraient commettre des crimes. Pour les personnes innocentes, les effets de cette surveillance omniprésente sont massifs, car elles ne peuvent plus compter sur la confidentialité de leurs échanges. »
Pour l’eurodéputé Breyer, cette menace pour la vie privée pourrait causer des dommages à plusieurs niveaux. Les lanceurs d’alerte perdraient par exemple leur anonymat en divulguant des informations, ou encore les citoyens ne pourraient plus partager illégalement des livres ou de la musique protégés par le droit d’auteur avec leurs amis. « Cette proposition pourrait être étendue et utilisée abusivement à des fins complètement différentes », prévient le député Breyer.
Au cœur des négociations, qui a raison ?
Au sein de la Commission Emploi, M Breyer explique que les eurodéputés sont assez divisés: « De nombreux collègues sont en général très favorables à la proposition, tandis que d’autres sont critiques, car ils sont conscients des conséquences d’un système de surveillance générale: il compromettrait fondamentalement le cryptage sécurisé. » Une fois que les députés européens seront parvenus à un accord, il sera temps de procéder à des négociations en trilogue avec le Conseil. Selon le député Breyer, la grande majorité du Conseil, à l’exception de l’Allemagne et de l’Autriche, soutient l’idée de la Commission. La Présidence thèque du Conseil, dirigée par le Ministre de l’Intérieur, Vít Rakušan, semble également favorable.
Les ONG de protection des droits de l’enfant quant à elles soutiennent la proposition de la Commission européenne. En effet, plus de 90 organisations ont signé une lettre ouverte pour confirmer leur soutien. Le défi pour la Commission est d’exiger de la part des plateformes des technologies de détection efficaces et peu intrusives à la fois. Mais est-ce efficace pour traquer les agresseurs et protéger les mineurs?
Cet article est paru dans le numéro 37 du magazine