Le défi de l’autonomie stratégique pour l’UE dans un monde multipolaire
07 June 2023 /
Bruno De Sousa 8 min
La montée des nouvelles puissances mondiales, les changements géopolitiques et les avancées technologiques ont transformé le système international, soulevant de nouvelles menaces et opportunités sur les intérêts de l’Union Européenne. En conséquence, l’UE a dû repenser son rôle dans le monde et a cherché à affirmer son autonomie stratégique dans des domaines clés. Ainsi, dans un paysage mondial en rapide mutation, caractérisé par une multipolarité croissante, l’Union européenne est confrontée à d’importants défis pour déterminer son autonomie stratégique. Mais qu’entend-on par ce concept ?
Autonomie stratégique : de quoi s’agit-il ?
Au cours de la dernière décennie, le terme d’autonomie stratégique a été évoqué à plusieurs reprises, ce qui a eu pour effet de diluer sa signification. Ce concept a été appliqué à divers domaines, notamment l’économie, la sécurité et la politique. L’adjectif « stratégique » est fortement associé à la terminologie martiale, puisqu’il est dérivé du mot grec « stratega », qui désigne un grade militaire. Une « stratégie » est une méthodologie permettant d’atteindre un objectif. En ce qui concerne le terme « autonomie », on peut l’interpréter comme la capacité à se gouverner de manière indépendante, sans avoir besoin de s’appuyer sur des acteurs extérieurs ou d’en être influencé. Cependant, le terme « autonomie » a été fortement associé à une mentalité « protectionniste ». En effet, pour atteindre l’autonomie, il faut minimiser la dépendance vis-à-vis des autres, ce qui semble être en contradiction avec les valeurs libérales de l’UE. Pour lutter contre cette perception, l’UE emploie aussi le terme d’« autonomie stratégique ouverte ». En outre, plusieurs personnalités ont clarifié cette méprise, notamment le président du Conseil Européen, Charles Michel, lors de son discours au groupe de réflexion Bruegel: « je voudrais éviter de m’exposer à une accusation commune en disant : l’autonomie n’est pas le protectionnisme ». Ainsi, d’après ces définitions, l’autonomie stratégique peut être décrite comme une approche délibérément choisie, libre de toute influence extérieure, qui permet d’atteindre un objectif défini. Néanmoins, cette expression ne précise pas quel genre de stratégie adopter, et pour atteindre quel but.
En ce qui concerne ses origines, le terme a été employé pour la première fois dans les Conclusions du Conseil sur la Politique de Sécurité et de Défense Commune, en 2013. Trois ans plus tard, l’expression a fait son apparition dans la doctrine de l’UE en matière de défense et de sécurité, à savoir la Stratégie Globale de l’UE (SGUE) de 2016. Ces dernières années, l’expression a été présente dans plusieurs discours des représentants de l’UE et de ses États membres. En 2016, le Conseil de l’UE l’a définie comme « la capacité de coopérer avec des partenaires internationaux et régionaux dans la mesure du possible, tout en étant capable d’agir de manière autonome, en cas de besoin ». Le Parlement Européen définit le terme comme suit : « Il s’agit de la capacité de l’UE à agir de manière autonome, c’est-à-dire sans dépendre d’autres pays, dans des domaines d’importance stratégique ».
En ce qui concerne son utilisation, le terme a connu plusieurs connotations : initialement, il était exclusivement associé aux champs de la sécurité et défense. Ensuite, en 2016, il était utilisé pour défendre les intérêts européens dans un environnement international marqué par le Brexit, l’approche isolationniste de la présidence Trump et l’émergence affirmée de la Chine. En 2020, la pandémie de Covid-19 a incité à réduire la dépendance économique aux chaînes d’approvisionnement étrangères. Plus récemment, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en Février 2022, a remis le terme sur le devant de la scène dans le domaine de la défense et de la sécurité. En tant que telle, l’autonomie stratégique, bien que fortement associée au domaine militaire, peut s’appliquer à plusieurs secteurs et industries. C’est une expression dynamique qui peut prospérer dans tous les domaines qui présentent des défis géopolitiques pour l’UE.
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Quels sont les principaux défis de l’autonomie stratégique ?
Bien que le terme soit en train d’émerger sur la scène politique européenne, il n’est pas encore appliqué dans la pratique. Quels sont donc les principaux obstacles à son application ? Tout d’abord, il est nécessaire de prendre en compte la question de la coordination entre les États membres et les institutions de l’UE. En effet, si l’autonomie stratégique concerne toutes les politiques à caractère extérieur, l’UE doit parler à l’unisson aux acteurs étrangers, afin de garantir sa cohérence et sa crédibilité. Dans le cas contraire, l’UE risque d’être considérée comme un acteur discordant, abandonnant les politiques extérieures à ses États membres. Pour ce faire, il est essentiel que les États membres s’accordent sur une définition hautement harmonisée de l’autonomie stratégique, ce qui semble laborieux compte tenu de la divergence des objectifs stratégiques nationaux.
Par exemple, le Président français, Emmanuel Macron, fervent partisan de l’autonomie stratégique, la mentionne fréquemment dans ses discours et déclarations de politique étrangère. Par exemple, dans son discours de 2016 à l’Université de la Sorbonne, l’expression a été largement utilisée pour souligner sa vision d’une UE plus affirmée. Plus récemment, lors de sa visite diplomatique à Pékin, il a réitéré l’importance de prioriser l’autonomie stratégique de l’UE. Toutefois, sa référence à la nécessité pour les Européens de ne pas être des « vassaux des États-Unis » a suscité des critiques de la part de Washington et d’autres États européens. Néanmoins ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron utilise des expressions fortes pour décrire la relation transatlantique. En 2019, le Président français a même caractérisé l’OTAN comme en état de « mort cérébrale ». Ainsi, l’autonomie stratégique ne signifie pas que les 27 sont forcés d’opérer un virage à 180 degrés dans les relations avec les États-Unis. Un an après l’invasion russe de l’Ukraine, l’UE et l’OTAN ont signé un engagement de coopération, dans lequel il est indiqué : « nous reconnaissons la valeur d’une défense européenne plus forte et plus compétente, qui contribue positivement à la sécurité mondiale et transatlantique et qui est complémentaire de l’OTAN et interopérable avec elle ». En outre, Macron est souvent critiqué pour mêler la « cause européenne » aux intérêts français.
Outre l’exemple français, les cas de l’Allemagne et de la Pologne méritent également l’attention. L’Allemagne s’est récemment engagée à doubler ses dépenses militaires en réponse à l’invasion russe de l’Ukraine. Cependant, au lieu d’investir dans l’industrie militaire européenne, elle s’est tournée vers le complexe militaire américain pour ses achats. Ceci a été une source de frustration pour les défenseurs de l’Europe. De même, la Pologne a acheté des équipements militaires lourds aux États-Unis, ainsi qu’à la Corée du Sud. Cette situation a suscité des inquiétudes quant au manque d’investissements dans l’industrie militaire européenne et aux implications pour son autonomie stratégique. Au centre de ces inquiétudes militaires, certains États membres d’Europe de l’Est, tels que l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, et la Pologne, ne souhaitent pas faire savoir à Washington qu’ils ont l’intention de s’éloigner du parapluie militaire américain. En outre, au niveau économique, certains membres craignent des mesures potentielles qui pourraient compromettre leurs économies nationales au nom de « l’indépendance économique de l’UE ». Ils craignent ainsi que ces mesures favorisent les grandes économies telles que celles de la France et de l’Allemagne.
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Défis internes… défis externes
Subséquemment, malgré les objectifs communs des États membres de l’UE, il ne faut pas oublier que ces États n’agissent pas seulement en raison de l’intérêt commun, mais aussi de leur propre intérêt individuel. Les États du Sud sont intéressés par les perspectives économiques positives, les membres de l’Est par les garanties de sécurité, et les États du centre par l’opportunité d’étendre leur influence et de pénétrer de nouveaux marchés. En résumé, il semble que malgré les avancées positives des ces dernières années d’une stratégie commune, les États membres n’ont pas encore été en mesure de mettre de côté leurs gains personnels au profit d’une stratégie commune. Par exemple, la France continue à jouer parallèlement sa propre politique extérieure dans les pays africains, ainsi que d’avoir un siège permanent au Conseil de Sécurité au lieu de l’utiliser pour représenter de l’UE. La Grèce et l’Italie quant à elles priorisent les politiques migratoires, tandis que les pays de l’Est considèrent l’invasion russe comme une crise existentielle majeure.
Enfin, il existe également des menaces extérieures à l’autonomie de l’UE, telles que la Russie et les États-Unis. La première parce qu’elle préfère s’engager politiquement et économiquement avec les pays européens au niveau bilatéral plutôt que de faire face à un bloc unifié, car cela sert mieux ses intérêts. La seconde parce qu’elle ne souhaite pas qu’un autre grand hégémon régional vienne concurrencer ses propres positions. Même si ces menaces ne sont pas aussi immédiates que les défis internes auxquels l’UE est confrontée, elles ne peuvent être ignorées et doivent être prises en compte lors de l’élaboration et de la mise en œuvre de stratégies pour renforcer son autonomie.
Leçons pour le futur
Ce n’est pas un secret que l’Union Européenne est de plus en plus active sur la scène internationale. Cependant, de nombreux analystes ainsi que l’opinion publique considèrent que l’Union n’est pas un acteur actif de la politique de puissance. Cela signifie que, malgré ses stratégies de soft power, telles que les donations, les opérations de maintien de la paix, etc., la question de l’autonomie stratégique reste un un défi central à relever pour l’UE. Cependant, malgré l’évolution positive de son utilisation dans les discours et l’élaboration des politiques, l’UE et ses États membres ont besoin d’une plus grande maturité politique pour commencer à mettre ce concept en pratique. Tout d’abord, en se coordonnant, ce qui est plus facile à dire qu’à faire, et ensuite en se protégeant contre les acteurs extérieurs qui souhaitent compromettre cet esprit. Néanmoins, pour le moment, la réalité semble être une fois de plus du côté des réalistes: les États restent les principaux acteurs de l’autonomie stratégique de l’UE.
[Cet article a été publié dans le numéro 38 du magazine]