Quel avenir pour la jurisprudence de la CJUE sur le terrorisme ?
13 September 2017 /
L’arrêt de la CJUE Al Faqih e.a./ Commission du 15 juin 2017 (C-19/16P), qui sera analysé dans la suite, constitue un simple exemple dans une série d’arrêts similaires, rendus par la CJUE et la CEDH, concernant les mesures prises par les Nations Unies et l’Union européenne dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et en particulier son financement. Cependant, cet arrêt marque une évolution dans la jurisprudence de la CJUE, les considérations sécuritaires prenant désormais le pas sur les autres considérations, notamment le respect des droits fondamentaux.
La jurisprudence de la CJUE après l’arrêt Kadi
L’affaire Al-Faqih commence avec la Résolution 1390/2002 du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui prévoit l’adoption de mesures restrictives, tel que le gel des fonds, contre les personnes, groupes et entités liés au terrorisme. Ces derniers sont identifiés dans une liste par un organe des Nations Unies, le Comité des sanctions. Au niveau européen, c’est le Règlement n°881/2002, par le biais de la Commission européenne, qui met en œuvre cette Résolution des Nations Unies.
Dans cette affaire, trois personnes physiques, Al-Bashir Mohammed Al-Faqih, Ghunia Abdrabbah et Taher Nasuf, et une personne morale, Sanabel Relief Agency Ltd, ont été inscrits à cette liste, et par conséquent ont fait face au gel de leurs avoirs financiers par l’Union européenne.
En 2010, les requérants ont introduit un recours en annulation devant le Tribunal de la CJUE (T-134/11) contre le Règlement n°881/2002 qui prévoyait lesdites mesures restrictives à leur encontre. Le Tribunal avait annulé l’article 2 du Règlement litigieux en tant qu’il concernait les requérants, en tenant compte de la jurisprudence établie par l’arrêt de la CJUE Kadi et Al Barakaat International Foundation c/ Conseil et Commission du 3 septembre 2008. Selon cette jurisprudence, la Commission européenne a, d’une part, l’obligation de communiquer aux intéressés les éléments pris en compte pour leur inscription à ladite liste et, d’autre part, l’obligation de justifier l’adoption de mesures restrictives à leur encontre. Enfin, la CJUE a l’obligation de faire un contrôle de la validité de tout acte qui pourrait potentiellement enfreindre les droits fondamentaux des personnes visées. Par conséquent, le Tribunal avait annulé le Règlement quant aux requérants en estimant que leurs droits de défense et de propriété n’avaient pas été respectés.
Les considérations de la CJUE quelques années après l’arrêt Kadi
Néanmoins, la Commission a réinscrits les requérants à ladite liste avec les Règlements n°1138/2010 et n°1139/2010. C’est pour cette raison que les requérants ont introduit au Tribunal en 2011 un recours en annulation contre ces actes litigieux. Ce recours fut cependant rejeté lors de l’arrêt du 28 octobre 2015, Al-Faqih e.a./ Commission (T-134/11), car le Tribunal estimait que la jurisprudence de l’arrêt Kadi avait été respectée et qu’il n’y avait pas violation des droits fondamentaux.
Après le rejet de leur recours, les requérants introduisirent un pourvoi devant la Cour de la CJUE en contestant la légalité de leur réinscription sur la liste, et en particulier les motifs de la Commission, et la violation des droits de propriété et de leur vie privée. En invoquant l’arrêt Kadi, ils constatent que la Commission aurait dû motiver les actes litigieux avec des raisons individuelles, spécifiques et concrètes qui justifient l’application de ces mesures restrictives, mais ne l’a pas fait. Néanmoins, selon la Cour, il y avait là motivation adéquate et elle a rejeté cet argument. L’autre argument relevé par les requérants concerne l’examination des faits invoqués dans les motifs des actes litigieux. D’après les requérants, la Commission n’a pas mis en cause l’appréciation du Comité des sanctions et a simplement vérifié le dossier. Le Tribunal constate que la Commission a procédé à un réexamen minutieux, autonome et critique, en respectant les exigences introduites par l’arrêt Kadi. De l’autre côté, selon la Cour, les nouveaux règlements substituent le règlement n°881/2002 et ont, donc, un effet rétroactif (depuis 2006), par conséquent, la Commission ne devait pas vérifier à nouveau les éléments du dossier. Elle rejette ce dernier argument et le pourvoi à son ensemble.
Quel avenir pour la jurisprudence de la CJUE concernant le terrorisme ?
L’arrêt Al Faqih nous montre que la Cour continue à invoquer l’arrêt Kadi, mais cela ne signifie pas qu’elle suit pleinement cette jurisprudence. Un élément important de cette dernière était qu’il fallait un contrôle par la CJUE de la validité de tout acte communautaire au regard des droits fondamentaux, garantie constitutionnelle offerte par l’ordre juridique communautaire. Or, on peut observer de l’exposé ci-dessus que la Cour n’a pas fait un tel examen de fond. Plus précisément, elle a jugé qu’il n’était pas question de violations des droits de la défense et de la propriété en tenant simplement compte du fait que la Commision avait échangé des avis avec le Comité des sanctions et avait accompagné la réinscription des requérants à la liste d’un exposé des motifs.
Ce manquement de la Cour à sa propre jurisprudence n’est pas anodin, et représente un véritable choix politique. En effet, bien que la Commission ait accompli ses obligations légales vis-à-vis des requérants, celle-ci a en fin de compte suivi les motifs exposés par le Comité des sanctions. En choisissant de ne pas faire un examen du fond, la Cour accepte donc implicitement la politique sécuritaire des Nations Unies. Et cela, malgré un avis émis par le Royaume-Uni selon lequel Al-Faqih et les autres requérants ne remplissaient plus les critères d’inscription à la liste et à l’application de mesures restrictives à l’encontre des entités terroristes.
Une telle décision est d’autant plus problématique qu’il n’y a pas d’instance juridique pour contrôler les actes adoptés au niveau des Nations Unies. Dès lors, seule la CJUE et la CEDH, au niveau européen, peuvent garantir la protection des droits fondamentaux dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Or, si la CJUE abandonne sa compétence de vérifier le respect des droits fondamentaux par les actes communautaires dans le domaine de la lutte antiterroriste, cela signifie que la CJUE serait devenu une instance qui s’occupe du contrôle administratif, de la forme, mais plus du fond. Dans ce cas, la conséquence serait qu’il n’y ait plus d’instance juridique garante de la protection de ces droits, posant la question de l’équilibre des pouvoirs et de l’impunité des autorités en charge de la lutte antiterroriste.
Après les politiques nationales et internationales de plus en plus enclines à négliger les droits fondamentaux, est-ce maintenant au tour de la justice de céder aux tentations sécuritaires ?
Marina Tsikintikou est étudiante en Master de Droit Pénal de l’UE à Université de Strasbourg