CHÁOS ET KÓSMOS : LES DÉFIS DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE
19 November 2016 /
« C’est la première fois que je parle dans cette salle et j’aimerais partager un certain nombre d’idées avec vous ». Voici les mots qui ont ouvert le discours de M. Koen Lenaerts – Président de la Cour de justice de l’Union européenne – pendant la Conférence de lancement de l’Année Académique 2016/2017 à l’Institut d’études européennes. Une approche simple et claire pour présenter devant l’auditoire de l’ULB les actions et réactions de la Cour de Justice face aux crises qui sont en train de toucher profondément l’Union.
Je me souviens de Jean Monnet qui, dans ses Mémoires, soutenait que « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Le mot ‘crise’ était précisément le fil rouge du discours du Président. Dans ses paroles on pouvait entrevoir l’ordre qui exige le désordre pour pouvoir exister. Ce que les anciens grecs nous ont enseigné : le cháos qui devance le kósmos des cycles historiques. Il s’agit donc d’un mécanisme d’équilibrage nécessaire entre les turbulences apportées par la crise et les périodes de calme qui suivent. Trop souvent on confond le cháos avec le vide, la lacune. Au contraire, à partir de la définition originaire d’Hésiode dans les Théogonies, il faudrait concevoir le cháos, et partant de là la crise, comme l’univers ouvert avant sa constitution en formes bien définies et cohérentes les unes vis-à-vis des autres. À cet égard, le cháos momentané qu’est la crise apparaît comme fonctionnel au kósmos et à une solution universelle.
Le combat contre le terrorisme, la gestion des flux migratoires massifs, la crise bancaire et financière persistante : chaque « crise » doit être vue comme un moyen de remporter les défis auxquels la Cour de Justice de l’Union européenne est confrontée.
En premier lieu, la jurisprudence en matière de lutte contre le terrorisme a dû tenir compte aux attentats tragiques qui ont eu lieu à Paris, Bruxelles et Nice. Ces actes ont démontré que le terrorisme constitue une vraie menace pour notre sécurité, pour les valeurs enracinées dans nos sociétés démocratiques et pour le sentiment de liberté qui nous caractérise en tant qu’Européens. Selon l’opinion de Koen Lenaerts, il y a deux manières de combattre cette menace : priver de leurs ressources ceux qui sont engagés dans l’organisation des attentats ou empêcher que tous ceux qui constituent un risque potentiel pour la sécurité – qu’ils soient citoyens de l’Union ou ressortissant des pays tiers – puissent entrer ou résider impunément sur le territoire européen. Dans tous les cas, les mesures restrictives adoptées par l’Union européenne et celles adoptées par les États membres en application du droit de l’Union doivent se conformer aux règles de l’Union et en particulier à la Charte des Droits Fondamentaux. Les juridictions européennes doivent veiller au respect des droits fondamentaux et trouver « un juste équilibre » entre liberté et sécurité, entre la lutte contre les actes terroristes et respect et la protection des droits et des libertés individuels. L’affaire ZZ et l’arrêt Kadi II sont deux exemples qui illustrent précisément cette recherche. La lutte contre le terrorisme ne doit pas être traitée différemment en fonction de l’origine des terroristes : tant les ressortissants des pays tiers que les citoyens de l’Union étant soupçonnés de participer aux organisations terroristes subissent les mêmes contrôles. La guerre contre le terrorisme est une guerre difficile car fratricide et amenant à une généralisation de la xénophobie, une peur de son voisin, parlant la même langue, ayant les mêmes racines et la même nationalité. Il serait donc nécessaire de s’accrocher à la Raison comme la seule arme contre la peur.
En deuxième lieu, vis-à-vis de la question des flux migratoires, la structure de l’ordre juridique de l’Union repose en particulier sur l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice lui-même basé sur le principe de confiance mutuelle. La prémisse fondamentale est basée sur le postulat que chaque Etat membre ‘considère, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres états membres respectent le droit de l’Union et tout particulièrement les droits fondamentaux’. L’affaire NS a marqué un changement, voire un ébranlement, du principe de confiance mutuelle. En effet, dans la pratique, il peut malheureusement arriver qu’un demandeur d’asile soit, dans un Etat de l’Union, traité d’une façon incompatible avec les droits fondamentaux. Pourtant la Cour, en reconnaissant aux rapports des organisations non-gouvernementales, de l’UNHCR (Agence des Nations Unies pour les réfugiés) et de la Commission européenne un rôle d’ « information apte à permettre aux Etats l’évaluation du fonctionnement du système d’asile dans l’Etat-membre compétent », s’est prononcée contre une présomption absolue du respect des droits fondamentaux qui serait inconciliable avec le droit de l’Union. Au contraire, cette présomption doit être relative, sous réserve d’une preuve contraire en cas de défaillance systémique : la confiance doit être mutuelle mais pas ‘aveugle’. En tant qu’italienne, je ressens cette appartenance à un Etat-frontière et comprends que la ‘charge’ des flux migratoires dépend en premier lieu de paramètres géographiques. L’Italie et la Grèce doivent prendre en charge ces flux dans une logique de « service d’urgence ». Au plus proche de l’urgence, ce sont également les lieux où, à court terme, la probabilité de sauver les vies est la plus grande. Mais chaque service d’urgence doit être supporté par son propre « hôpital » : il existe donc un devoir commun à chaque Etat-membre de partager la responsabilité de prise en charge sur le long terme, et ce dès que l’urgence se termine. Cependant la gestion des flux migratoires n’est pas la seule péripétie à laquelle l’Union et, partant de là la Cour, ont dû faire face cette dernière décennie.
In fine, commentant le récent arrêt Ledra de la Cour de Justice, M. Lenaerts a rappelé la surprise qu’a été la crise de l’Euro en 2009-2010 et le constat que les Traités de l’Union européenne ne comportaient pas de mécanismes pour résoudre cette crise, le pacte de stabilité et de croissance n’ayant pas été efficace. Des solutions envisageables se trouvent certainement au sein des conventions et accords de droit international public, et donc en dehors du cadre juridique européen, avec l’obligation pour les institutions de respecter la Charte des Droits Fondamentaux, y compris les droits sociaux.
L’Union est une identité politique et juridique qui respecte l’identité nationale de chaque État-membre. C’est ainsi que M. Lenaerts a clos son discours. Le leitmotiv de l’Union serait, en définitive, ‘l’ordonnancement de pluralismes juridiques’. À partir du cháos universel, on peut entrevoir le kósmos d’une Union maintenant ses différences et particularités propres : résultat final à partir du désordre désormais passé.
Rachele Antonia Gianfagna est étudiante en Master de Spécialisation en Droit européen à l’Institut d’Etudes Européennes