Crise sanitaire et restrictions des libertés, un cocktail explosif pour la presse libre européenne
08 February 2022 /
Ambre Racaud 8 min
Depuis deux ans, le monde tourne autour de la question de la Covid-19 et la presse en Europe ne fait pas exception à la règle. Pourtant, les nouvelles du monde journalistique ne sont pas bonnes. Malgré le prix Nobel de cette année accordé à des journalistes, la liberté de la presse semble toujours plus compromise par les gouvernements et par les citoyens. En effet, ces derniers sont de plus en plus nombreux à remettre en question l’objectivité des médias.
« La presse libre est essentielle au maintien de la paix, de la justice et des droits de l’Homme, et aucune démocratie n’est complète sans accès à des informations transparentes crédibles »
Antonio Guterres, actuel Secrétaire général des Nations Unies
Heureusement pour nous, habitants de l’Europe et journalistes en devenir, notre continent est toujours en 2021 le plus sûr pour exercer cette fonction. Pourtant, d’après le rapport annuel de Reporters sans Frontières (RSF) sur la liberté de la presse, certains pays européens sont dans une « situation problématique ». Précisons que la note attribuée par RSF repose sur le pluralisme, l’indépendance des médias, l’autocensure, le cadre légal, la transparence des institutions, les infrastructures de production d’information ou encore les exactions commises à l’encontre de journalistes. Le terme de problématique pour des Etats comme l’Allemagne (13e), l’Espagne (29e) ou encore la France (34e) entraîne chez moi un arsenal d’interrogation. Comment des pays reconnus comme étant les plus démocratiques peuvent-ils représenter un danger pour la presse ? La liberté de la presse est-elle vraiment menacée en Europe ? Ces questions se sont d’autant plus posées avec la crise sanitaire que nous vivons. Les journalistes à travers l’Europe ont vu leur accès à l’information diminuer et les menaces physiques augmenter. A cela s’ajoutent les menaces d’attaque en justice de la part des gouvernements, qui se font également de plus en plus récurrentes. Ce contexte particulier résonne avec les engagements des lauréats du prix Nobel de la Paix (8 octobre 2021) la Philippine Maria Ressa et le Russe Dimitri Muratov, qui ont fait de la liberté de la presse leur cheval de bataille.
Des Etats rarement innocents
Sans contre-pouvoir, les pays démocratiques sombrent rapidement dans des régimes autoritaires ou totalitaires. Aujourd’hui, ces chiens de garde de la démocratie sont notamment les journalistes et éditorialistes. Face aux dérives populistes et autoritaires, ils résistent et mettent régulièrement à l’épreuve les autorités publiques, partout en Europe. Pour préserver la démocratie, les gouvernements ont donc tout intérêt à sauvegarder le pluralisme des médias et les libertés des journalistes. Ceci est la théorie, mais en pratique, ce n’est pas toujours le cas. Et ce phénomène s’est exacerbé avec la crise sanitaire.
En novembre dernier, l’Allemagne fait face à des manifestations contre les mesures prises par le gouvernement d’Angela Merkel pour freiner l’avancement du virus. Lors de ces regroupements, plusieurs journalistes sont victimes de violences physiques de la part de militants d’extrême droite. D’après plusieurs témoins, la police met beaucoup de temps à réagir et, contre toutes attentes, arrête plusieurs journalistes venus couvrir l’évènement. Autre exemple, en France à la même période. Alors que les manifestations sont interdites en raison du contexte sanitaire, le gouvernement tente de faire passer la loi dite de « sécurité globale ». Son article 24, interdisant la diffusion dans un but “malveillant” d’images de policiers, est alors particulièrement contesté. Malgré les restrictions sanitaires, de nombreux citoyens se mobilisent dans les rues, en soutien aux journalistes qui voyaient cet article comme une restriction d’accès et de transmission d’images. Ironie du sort, pendant ces manifestations les citoyens sur place filment des violences policières. Ces vidéos, interdites d’après cet article 24, ont ensuite permis d’identifier les auteurs des coups.
Cependant, les répressions ne sont pas que physiques. Elles peuvent être aussi symboliques, comme la réduction des libertés. En Grèce, classée 71e par RSF, le gouvernement a mis en place une campagne de 20 millions d’euros destinés aux médias pour sensibiliser les citoyens aux dangers de la Covid-19 et les moyens de protection. Le geste est louable si l’entièreté de ces fonds est distribuée de manière équitable à tous les médias. Or les médias opposés au gouvernement de Kyriákos Mitsotákis (Premier ministre depuis 2019) n’ont pas vu la couleur de cet argent.
Pendant ces deux dernières années, en utilisant le prétexte de la crise de la covid, plusieurs gouvernements ont mis en place des lois liberticides avec des peines d’emprisonnement. En avril 2020, le gouvernement de Viktor Orban en Hongrie s’est servi de l’état d’urgence sanitaire pour prendre possession du pouvoir judiciaire. Ce dernier a alors mis en place une loi interdisant la diffusion de fausses informations sur les vaccins ou l’avancement de la pandémie, avec des peines allant jusqu’à cinq ans de prison. Le gouvernement, particulièrement soucieux qu’aucune image des hôpitaux ne soit diffusée, utilise l’armée pour garder les journalistes éloignés des centres de soins. Les journalistes ne pouvant plus faire leur travail, le gouvernement détient alors le monopole de la vérité pour départager le « vrai » du « faux ». En parallèle, il applique la loi et prononce la sanction. Les journalistes hongrois sont donc dans une position des plus délicates, risquant la prison à chaque fois qu’ils enquêtent sur la pandémie. D’ailleurs, seuls les médias indépendants, comme Index.hu ou 24.hu, sont prêts à prendre ce risque, quitte à être catalogués “collaborateurs du coronavirus” par les médias publics.
Dans d’autres pays d’Europe de l’Est, les choses ne sont pas si différentes de la Hongrie. En Pologne, le journaliste Włodzimierz Ciejka est arrêté en mai 2020 alors qu’il filme une manifestation de quatre personnes critiquant la décision de maintien des élections présidentielles. Dans le même temps, en Biélorussie, le journaliste spécialisé sur la santé Sergueï Satsouk risque une peine de dix ans de prison pour avoir émis des doutes sur les chiffres de la pandémie donnés par le gouvernement. Ces réactions disproportionnées de la part des gouvernements hongrois et biélorusse montrent la répression et la volonté de faire taire les journalistes indépendants dans certains pays européens.
Quel rôle pour les citoyens ?
Publié chaque début d’année, le baromètre Edelman Trust interroge la confiance des citoyens dans les quatre domaines que sont le monde des affaires, les gouvernements, les organisations non gouvernementales et les médias. Celui de 2021 relève que 59% des interrogés des 28 pays participants considèrent que les journalistes induisent le public en erreur en diffusant des informations “fausses”. La pandémie n’a pas arrangé ce phénomène. L’Organisation mondiale de la santé parle aujourd’hui d’ « infodémies » face aux rumeurs et informations infondées qui circulent sur les réseaux sociaux comme dans les médias traditionnels. En partageant ces informations, les journalistes participent eux-mêmes à cette perte de confiance des citoyens. Si la méfiance et la colère des citoyens envers les journalistes est parfois justifiée, leur réaction peut être excessive et très violente. Plusieurs médias, dont la chaîne de télévision et de radio néerlandaise NOS (Nederlandse Omroep Stichting), ont décidé de retirer leur logo de leurs matériels, notamment des utilitaires satellites. Cette décision a été prise après plusieurs agressions envers les journalistes, de la part de citoyens complotistes ne croyant pas en l’existence du virus.
Des situations similaires ont eu lieu en Allemagne ou en Slovaquie. Pendant les manifestations allemandes contre les mesures anti-covid des citoyens s’en sont pris physiquement aux journalistes qui couvraient l’événement. L’Union des journalistes allemands a ainsi recensé près d’une cinquantaine d’agressions sur des photographes, des caméramans ou des reporters, allant de bousculades à des coups de poing à la tête. Les responsables étaient surtout des membres de groupes sympathisants de l’extrême droite ou des casseurs. Ces réactions violentes traduisent un sentiment de haine à l’égard des journalistes mais aussi la perte de confiance des citoyens dans les médias.
L’économie des médias mise à mal
Comme tous les secteurs économiques, le marché publicitaire a subi de plein fouet la crise sanitaire et cela s’est ressenti sur le budget alloué aux médias traditionnels. En effet, le modèle économique de ces derniers repose essentiellement sur les revenus publicitaires. Pour les médias possédés par les grands groupes comme Axel Springer SE, Rossel, ou Vivendi, cette perte peut être compensée en partie par les actionnaires. Les médias indépendants, quant à eux, ont plus de mal à faire face à ce manque. Sans actionnaire, leur économie est basée sur les revenus de conférences et d’ateliers, en plus de la publicité. Sans revenus publicitaires, les médias deviennent de moins en moins rentables. Dans certains pays européens, ce phénomène est accentué par le comportement des gouvernements.
En février 2021, le gouvernement polonais de Morawiecki vote une loi autorisant les taxes sur les revenus des publicités à la télévision et à la radio afin de financer le Fonds national de santé. Les secteurs publics et privés sont concernés, mais ce sont les médias privés qui ont le plus à perdre. Selon la banque d’investissement Wood&Company, les médias les plus touchés seront les groupes de presse comme Agora SA qui détient le quotidien Gazeta Wyborcz, ou Ringier Axel Springer Polska qui possède Fakt, Newsweek Polska et Onet. En mettant en place cette taxe, le gouvernement cherche à couper les revenus des médias privés. En effet, pour le président du conseil des ministres polonais, Mateusz Morawiecki, « les médias sont d’une grande importance pour façonner l’opinion publique et ne devraient donc pas, surtout dans cette mesure, appartenir à des propriétaires étrangers ».
Ces dernières années la presse libre a subi des dommages que l’on ne peut qu’espérer réversibles. Cependant, partout en Europe de nouvelles restrictions sont mises en place pour lutter contre la cinquième vague de Covid, entravant encore plus le travail journalistique. Toujours dans l’actualité, le gouvernement polonais a récemment interdit aux médias de couvrir l’actualité migratoire à la frontière avec la Biélorussie. Nous avons donc toutes les raisons d’être sceptiques sur la question.
Cet article est paru dans le numéro 35 du magazine