De l’Irak à la France, ne jamais désespérer de l’humanité
23 April 2022 /
Marie Pignot 8 min
Irkalla. Ce nom raisonne depuis un an maintenant dans mon esprit, et revient régulièrement dans nos discussions familiales. Ce nom, et l’histoire qui lui est associée, sont source d’admiration. Cela fait quelques mois maintenant que je songe à la raconter, cette histoire. Me voilà donc reprenant aujourd’hui le récit d’Irkalla pour vous le faire découvrir. Parce qu’il est important de savoir ce que vivent certains membres de notre communauté humaine. Mais qu’il est encore plus important de souligner que partout, dans toute situation, une main peut nous être tendue. Irkalla est une réfugiée comme beaucoup d’autres. Elle a fui l’Irak et Daech pour l’Union européenne. Son histoire est semée d’embûches mais également d’entraide. Entraide entre réfugiés mais surtout aide de la part d’Européens, d’un policier grec à un retraité français, en passant par un jeune étudiant italien.
Fuir Daech, fuir la communauté Yezidi
Irkalla est née en Irak en 1990 dans un village Yezidi. Ainée d’une fratrie de huit, elle a grandi principalement en Syrie où son père s’était réfugié, fuyant la dictature de Sadaam Hussein. Là-bas, la vie est plutôt belle pour la jeune irakienne. Elle grandit au milieu de toutes sortes de religions, fréquente des « arabes » musulmans sans que cela ne pose problème, court en pantalon et porte une coupe à la garçonne si elle en a envie. Tout cela prendra subitement fin en 2004, lorsque sa famille décide de revenir au pays dans son village natal. Elle y retrouve la communauté Yezidi et ses valeurs conservatrices. Porter des pantalons et les cheveux courts ne sont pas acceptés par sa famille élargie, ni par la famille de son mari, qu’elle épousera en 2009. Renonçant donc à la liberté de son enfance, elle se laisse pousser les cheveux, porte des jupes et se consacre à la lessive de la communauté familiale.
En 2014, l’année de naissance de sa seconde fille, son village est conquis par Daech. La famille fuit au Kurdistan voisin où elle passera deux ans dans des camps de réfugiés. Dans les camps, Irkalla se familiarise avec le concept de « performance artistique ». Elle se met en scène et commence à poster sur Facebook des œuvres mettant en avant la souffrance des femmes Yezidis pendant l’occupation de l’État islamique. Portée par ces valeurs de liberté qu’elle défend dans son art, Irkalla n’accepte plus les restrictions qu’elle subit chaque jour au sein de sa communauté et auprès de son mari. Elle demande donc le divorce, avant de retourner dans son village Yezidi en 2016, quand Daech se retire. Elle n’y restera pas longtemps. Face à la vision très conservatrice de sa communauté, aux tensions entre cette dernière et les « arabes » (tribus sunnites voisines), souvent complices de Daech, et les menaces de plus en plus précises de lEtat islamique, qui rode encore dans le territoire et a connaissance de ses activités artistiques militantes, Irkalla décide de fuir. Fuir Daech, mais également sa propre communauté.
Atteindre l’Union européenne à tout prix
Le 24 décembre 2017, elle se joint donc à un groupe de 56 personnes, principalement kurdes, et passe en Turquie avec ses deux filles. Le 31 décembre, tout ce petit monde, avec l’aide de passeurs, quitte la Turquie pour l’Union Européenne, via la Grèce, espérant y trouver refuge. La plus jeune de ses filles sur ses épaules, l’autre marchant à ses côtés, c’est à ce moment que commence véritablement le périple migratoire d’Irkalla. Les 40 min de marche promis par les passeurs se transforment en deux nuits de quatre heures de marche, dans le gel, la boue, les rivières glaciales et torrentielles. Les enfants sont épuisés, les pieds d’Irkalla la font souffrir, tout le monde est frigorifié, mais la frontière grecque est franchie dans la nuit du 1er au 2 janvier 2018, avec l’aide de plusieurs compagnons de voyage, se relayant pour porter ses filles. Le groupe arrive près d’une route où une fourgonnette de huit places les rejoint. Les passeurs y entassent brutalement les 56 personnes. Irkalla ne voit que les yeux de sa fille ainée à travers l’amas de corps qui remplit le véhicule, lequel sera abandonné deux heures plus tard au bord d’une route, laissant les migrants livrés à eux-mêmes.
C’est la police grecque qui les prend ensuite en charge. Arrivée peu après la fuite du chauffeur, elle escorte les nouveaux arrivants par groupes de cinq jusqu’à la ville la plus proche, où tous seront incarcérés. Irkalla maîtrisant quelques rudiments d’anglais, elle servira de porte-parole lors des contacts avec la police. L’identité de chaque migrant est relevée, ainsi que leurs empreintes digitales. Un tri est effectué : les hommes seuls sont mis à l’écart pour être renvoyés en Turquie. Irkalla et ses deux filles resteront 28 jours dans une prison grecque avant d’être transférées dans le camp de Serres, au nord de la Grèce. Nous sommes début février 2018, plus d’un mois après qu’Irkalla ait quitté l’Irak.
« Si tu sors de la Grèce, ne revient jamais »
Le camp de Serres abrite principalement des réfugiés Yezidis, séparés des musulmans pour éviter les tensions. La communauté Yezidis n’est pas très grande et les informations circulent entre la Grèce et l’Irak. Irkalla voulait que sa famille la sache parmi les siens. Mais cette proximité communautaire lui attire principalement des ennuis. Les femmes divorcées ne sont pas bien vues parmi les sienset les violences envers les femmes d’une manière générale sont nombreuses. Elle ne restera que quelques mois dans ce camp, suite à de nouvelles menaces. En effet, Irkalla est connue dans sa communauté, et dans le camp, comme une artiste défendant la cause des femmes. Une jeune fille de seize ans, régulièrement violée par son père, vient lui demander de l’aide au bout de quelques temps. Irkalla dénonce immédiatement le père aux autorités locales qui viennent l’arrêter. Pendant des semaines, elle affronte alors l’hostilité d’une partie de sa communauté, qui fait bloc derrière le père et demande à Irkalla de revenir sur ses déclarations. Bien que cette dernière tente de sauver sa peau et nie être à l’origine de la dénonciation, les menaces envers elle continuent. Elle tombe alors dans une profonde dépression, délaissant ses filles et entretenant des relations très conflictuelles avec son entourage.
Elle ne peut pas rester dans ce camp, et les services sociaux en ont conscience. Elle est donc relocalisée au bout de quelques mois dans un petit appartement à Trikala. Les semaines qui suivent sont très compliquées pour elle. Sous antidépresseurs et somnifères, elle ère dans les rues de la ville. Dans ses troubles internes, elle trouve tout de même la force d’entamer les démarches pour régulariser sa situation. Il est trop risqué pour elle de rester en Grèce. « Je recevais des menaces d’Irak et venir en Grèce pour mettre ces menaces à exécution était trop facile. Il fallait que je parte rapidement ». En octobre 2018, elle est convoquée pour un entretien avec les autorités compétentes. Le verdict tombe : elle va recevoir sa carte de séjour mais il lui manque un papier signé de son ex-mari stipulant que les filles sont bien sous la garde de leur mère pour que ces dernières puissent partir avec elle. Or, le père refuse de signer ce papier. Pour lui, Irkalla et ses filles « méritent d’être bloquées là-bas pour toujours ». A bout de nerf, désespérée, elle contacte un réseau clandestin pour obtenir des fausses cartes de séjours. Fausses cartes qui ne feront pas illusion lorsqu’elle tentera d’embarquer dans un ferry pour rejoindre le continent. « C’est la première fois que je mentais à un policier… » m’avoue-t-elle. « Mais j’ai voulu être honnête, je lui ai ensuite expliqué ma situation, ce papier que je n’arrivais pas à obtenir de mon ex-mari pour pouvoir emmener les filles avec moi ». Bienveillante, la police grecque ferme les yeux et la renvoie dans son appartement à Trikala sans donner de suite à sa fraude. Elle lui conseille même de revenir lorsqu’elle aura obtenu la carte de séjour, avec ou sans papier signé pour ses filles. Peut-être que ça passera quand même. Un autre policier l’aurait peut-être incarcérée, voir renvoyée en Turquie.
Lorsqu’elle obtient sa carte de séjour officielle vingt jours plus tard, Irkalla prend ses filles par la main et se représente à l’embarquement du ferry, toujours sans le fameux papier. Mais la police les laisse monter, en lui glissant ce conseil au passage « Si tu sors de la Grèce, ne revient jamais. Ce sera trop dur ici pour toi et tes filles… ». Ces quelques paroles, qu’elles soient sincères ou dictées par le gouvernement grec pour se débarrasser des migrants, ont fait plaisir à Irkalla. C’était inattendu mais elle a eu l’impression que ce policier pensait à elle et à sa famille, et ne suivait pas automatiquement la loi. Elle embarque donc pour l’Italie afin de rejoindre l’Allemagne, où ses parents et quatre de ses frères et sœurs se trouvent depuis 2016.
Andrea, un ange gardien italien
En Italie, elle ne connait personne, elle n’a nulle part où aller. Prête à tout pour s’en sortir, elle paie un taxi 40€ pour 3 min de route. Tant pis. Il fait froid, elle ne peut pas rester sur le port avec ses deux filles, il faut qu’elle se rapproche de la ville avec l’espoir de trouver une g are. Le taxi l’amène au terminal de bus, où Irkalla espère trouver un moyen de rejoindre la ville la plus proche. Peu d’Italiens parlent anglais, mais par chance, elle tombe sur un jeune étudiant allant dans la même direction qu’elle, Andrea, qui va la guider, lui proposer de l l’accompagner à la gare.
Arrivés sur place, Andrea se démène pour lui trouver une place dans un train pour l’Allemagne. Il court d’un quai à l’autre, d’un bout à l’autre des trains, pour trouver un contrôleur qui accepte de vendre des places. Entre deux courses folles, il joue avec les petites, discute avec Nadia. Il ne la lâche pas et ses efforts paient. Vers 10h du soir, la famille irakienne monte enfin dans un train et quitte Andrea en promettant de rester en contact. Sans l’aide de ce jeune homme, elle aurait eu beaucoup de mal à rejoindre sa famille en Allemagne… Régulièrement elle s’est faite la remarque que tout au long de son voyage, elle a reçu de l’aide spontanément. Par des migrants comme elle lors de la traversée de la frontière grecque, par les autorités locales en Grèce, qui ont fermé les yeux sur ses faux papiers et qui ont toujours fait preuve de bienveillance envers elle, par ce jeune étudiant italien, qui l’accompagne le plus possible sans qu’elle n’ait rien demandé. D’ailleurs, lorsqu’elle retrouve sa famille en Allemagne le 25 février 2019, elle n’« arrive pas à y croire ». Mais bien qu’elle ait mis sa vie et celle de ses filles en danger, traversé à pied les montagnes gelées entre la Turquie et la Grèce, s’être exposée à la noyade et avoir été emprisonnée de longs jours, elle ne regrette rien. Le voyage était risqué mais il fallait qu’elle « saisisse la chance d’une vie meilleure pour elle et ses filles ».
L’Allemagne « robotisée » ou la France « libre »
Se pose maintenant la question de demander l’asile, mais où ? Rester ensemble en Allemagne est la solution la plus raisonnable, la plus facile. Mais c’est sans compter la soif de liberté d’Irkalla. L’Allemagne et sa société régie par des règles cadrant tous les détails de l’existence, et ses réflexions centrées sur le travail, ne lui conviennent pas. Elle veut s’installer dans un pays libre, où elle pourra exercer son art comme elle l’entend, où ses filles grandiront dans un environnement ouvert et modérément cadré. L’Allemagne robotisée ne l’enchante guère, malgré les 900€ d’aide pour les familles de réfugiés. Comme elle le dit elle-même, elle « n’a pas fait tout ce voyage pour vivre confortablement avec 900€ chez moi ». Elle ne veut pas s’inscrire dans la facilité de la dépendance aux aides sociales. C’est donc sur la France que son choix va se porter. Après avoir écouté un discours d’Emmanuel Macron portant sur l’éducation et la culture, elle voit la France comme le pays où elle pourra exercer librement son art, où les gens peuvent respirer sans être excessivement encadrés par des procédures réglementaires. De plus l’Allemagne accueille de nombreux Yezidis et Irkalla ne veut pas se trouver à nouveau sous le poids de sa communauté. « En France je suis tranquille, on ne me surveille pas » dit-elle. Elle ne regrette en rien sa décision de mettre un peu de distance avec sa famille.
Elle quitte alors le confort du foyer familial en Allemagne, emportant ses deux filles, pour rejoindre Dijon où elle logera pendant un temps dans un centre d’hébergement d’urgence pour les sans-abris. Depuis le début, une des motivations de ce grand périple et de sauver sa vie, mais également de protéger ses filles, faire en sorte qu’elles grandissent dans un environnement sain, en adéquation avec ses valeurs. Or ce centre d’hébergement d’urgence est tout sauf un environnement paisible. Insalubre et violent, les batailles y sont fréquentes, parfois au couteau. Elle a peur, peur pour ses filles, et au comble du désespoir, elle supplie l’OFII (l’Office français de l’intégration et de l’immigration) de lui trouver un autre hébergement.
Proche de la famille, mais pas trop….
Non sans mal, elle finit par obtenir un logement dans une autre ville, à Digoin. Et pour la première fois depuis qu’elle a quitté l’Irak, elle s’y fait une amie, Agnès. La vie n’est pas facile, elle loge dans un appartement avec quatre autres familles, le lieu est sale, la cohabitation compliquée, mais il y a une association, « les Amis du CADA » qui vient en aide aux demandeurs d’asile et migrants, et surtout Agnès. Irkalla la rencontre dans les cours de français où Agnès intervient parfois. Rapidement, les deux femmes se rapprochent. Elles ne se comprennent pas, Irkalla parlant mal français et Agnès ne parlant pas anglais, mais ça ne les empêche pas se s’apprécier. « On parle avec les mains, mais cela m’a encouragé à apprendre le français pour pouvoir communiquer avec elle » me raconte Irkalla. Pendant le confinement, Agnès invite la jeune mère irakienne et ses filles dans sa maison à la campagne. « Cela m’a fait beaucoup de bien. On a cuisiné, on a écouté de la musique, on a marché dans la ferme. C’était une bouffée d’oxygène ». Pendant l’année où Irkalla est restée à Digoin, Agnès a toujours été là pour elle, lui rendant visite et la conseillant dans la vie de tous les jours.
Jusqu’au jour où Irkalla décide de partir. Tout en restant en France, elle souhaite se rapprocher de sa famille restée en Allemagne et fait une demande pour un logement à Strasbourg, logement qu’elle obtient. Elle fait ses adieux à sa seule amie, non sans difficulté. Mais Agnès ne la laisse pas tomber et insiste notamment pour qu’elle continue à apprendre le français à Strasbourg. Elle la met en contact avec un ami retraité, qui a le temps de discuter une fois par semaine avec elle : Christophe, mon père. Une fois par semaine, il appelle Irkalla en visio, et ils discutent pendant plus d’une heure. Le calme et la patience de mon père ont mis la jeune mère irakienne en confiance. « Il m’a vraiment beaucoup aidé, pas juste avec la langue. Il m’a donné la confiance, le courage pour continuer à apprendre le français. Il m’a aussi donné l’occasion de parler de ma vie. Cela je ne peux pas le faire avec n’importe qui », me raconte-t-elle spontanément. Aujourd’hui, cela fait plus d’un an qu’ils se parlent toutes les semaines. Les conversations sont diverses, de la culture à la poésie, en passant par la guerre et les mythes Yezidis… « Je n’ai jamais cru que je me ferai un ami comme cela. Enfin si je dis un ami, ce n’est pas la réalité. Christophe est comme un oncle pour moi… »
Clap de fin, la suite dans dix ans
A ce stade, l’histoire d’Irkalla se termine bien. Elle habite toujours en France mais à quelques kilomètres seulement de sa famille Allemande. Elle a obtenu son titre de séjour le 27 avril 2021, ce qui lui donne le droit de rester sur le territoire français pour une durée de dix ans. Sa famille est pour une grande part en sécurité dans l’Union européenne, même si trois de ses frères et sœurs se trouvent encore en Irak. Elle a provisoirement mis son activité artistique de côté concentrant ses efforts pour rassembler l’ensemble de sa fratrie près de chez elle, ou elle se sent bien
Si Irkalla se retrouve aujourd’hui dans cette situation favorable, elle le doit avant tout à sa personnalité. Entière, déterminée, portée par des sentiments humanistes, elle a su sensibiliser les bonnes personnes, aux bons moments, favorisant les comportements humains et bienveillants. Son périple jusqu’en Alsace n’a été possible que grâce à toutes ces mains tendues, qu’elle a saisies. Aujourd’hui, Irkalla est éternellement reconnaissante envers Andrea, Agnès et Christophe, et conserve un souvenir ému de nombreux représentants des forces de l’ordre, qui lui ont facilité la vie, et de bien d’autres personnes, comme ses compagnons d’infortune, dans les montagnes turques.
S’il faut avoir conscience que l’histoire d’Irkalla n’est pas celle de tous les demandeurs d’asile, elle donne tout de même confiance en l’humanité, confiance dont Irkalla est imprégnée depuis son enfance, malgré les épreuves, et qu’elle a encore confortée au cours de son périple, à toutes les étapes.