Éthique et transparence : l’Europe passera-t-elle des ambitions aux actes ?
12 December 2024 /
Raphaël Comte 9 min
L’Union européenne (UE), souvent critiquée pour son déficit démocratique et sa distance avec les citoyens, a amorcé ces dernières années un mouvement visant à clarifier et moraliser l’action publique. Elle a réformé les règles encadrant les relations avec les groupes d’intérêt, élargi les obligations de transparence en matière de lobbying, renforcé les exigences éthiques imposées aux décideurs, et entrepris de mieux publiciser les étapes clés de l’élaboration des politiques. Pourtant, entre progrès réels, blocages institutionnels et scepticisme persistant, l’ambition d’une gouvernance pleinement responsable et proche des citoyens reste un chantier inachevé.
La transparence et l’éthique sont aujourd’hui présentées comme des piliers indispensables d’une gouvernance démocratique légitime. L’Union européenne (UE), souvent accusée de déficit démocratique et de distance avec les citoyens, a lancé ces dernières années diverses initiatives pour mieux encadrer les relations avec les groupes d’intérêt, renforcer l’impartialité des décideurs et accroître l’ouverture des processus.
Malgré cette prise de conscience, les avancées peinent à se traduire en changements concrets. L’écart entre l’ambition affichée et la réalité de mises en œuvre partielles, le manque de sanctions crédibles et la lenteur des réformes alimentent le doute sur la volonté réelle de faire de l’éthique et de la transparence autre chose que de simples éléments de langage. Au-delà des discours, l’UE demeure confrontée à une question fondamentale : parviendra-t-elle à rendre ses institutions réellement exemplaires ?
Un organe d’éthique interinstitutionnel : un progrès symbolique, mais tardif et fragile
L’accord interinstitutionnel de mai 2024, prévoyant la création d’un organe européen d’éthique commun à plusieurs institutions, a été salué comme un jalon important. L’idée est de remédier aux manquements signalés par la Cour des comptes européenne et le Médiateur européen (parmi d’autres), qu’il s’agisse des déclarations d’intérêts, des activités post-mandat, de pratiques de transparence, de coopération interinstitutionnelle, ou du contrôle des liens entre acteurs publics et groupes d’influence.
Les principes sont là, mais leur concrétisation pose question. En effet, ce nouvel organe réunira des représentants des institutions et des organes européens, ainsi que cinq experts indépendants. D’ici fin 2024, il tiendra sa première réunion, puis en 2025, définira des normes éthiques minimales communes (transparence, responsabilité, conflits d’intérêt, mécanismes de conformité). Les institutions conduiront ensuite des auto-évaluations de leurs règles internes, suivies d’avis des experts et d’un rapport final en 2026–2027. L’objectif est d’harmoniser et de renforcer les standards éthiques, afin d’accroître la confiance des citoyens dans l’UE. En améliorant la cohérence et la lisibilité des pratiques institutionnelles, cet organe devrait – en théorie – contribuer à une gouvernance plus exemplaire, durable et crédible des affaires européennes.
Or pendant longtemps, le Conseil européen n’a pas semblé vouloir rejoindre pleinement cette dynamique, alimentant la perception d’une approche à géométrie variable. Ainsi, tandis que la Commission et le Parlement (malgré des dissensions internes) affichaient, au moins dans leurs discours, un engagement plus ferme, le Conseil européen restait en marge, créant une asymétrie préjudiciable à la cohérence du dispositif.
Le récent engagement d’António Costa, nouveau président du Conseil européen, en vue d’adhérer à l’organe d’éthique, constitue un signal intéressant. Il a déclaré le 7 décembre que “pour maintenir la confiance des citoyens, les institutions doivent être exemplaires”, et qu’il souhaitait que le Conseil européen rejoigne les autres institutions de l’UE dans l’organe interinstitutionnel d’éthique, afin qu’il s’applique aussi à lui-même. Le Conseil européen y sera représenté par Herman Van Rompuy. Ce geste, tardif, paraît davantage dicté par une pression extérieure que par une réelle volonté propre. Il est légitime de se demander si le Conseil européen, instance rassemblant les chefs d’État et de gouvernement, aura réellement la capacité de se soumettre aux mêmes règles contraignantes que les autres institutions. Sans un engagement convaincu, le risque est d’assister à une simple opération de communication, destinée à préserver les apparences.
“Pour maintenir la confiance des citoyens, les institutions doivent être exemplaires.”
Antonio Costa, président du Conseil européen
Van Rompuy : philosophe de l’éthique ou façade morale ?
Le choix de l’ancien président du Conseil (2009-2014) Herman Van Rompuy, pour représenter le Conseil européen dans l’organe d’éthique est porteur d’un message. Reconnu pour sa discrétion, son sens du compromis et nourri par une réflexion personnaliste ne niant pas l’importance de l’État, Van Rompuy conçoit la politique non comme un pur affrontement d’intérêts, mais comme un service au bonheur concret des hommes, exigeant liberté, responsabilité, prospérité matérielle et dignité. Mais cette profondeur philosophique peut-elle modifier le cours d’institutions soumises à des pressions incessantes, où dominent l’influence des lobbies, le pragmatisme et le compromis minimal ? Sans mécanismes contraignants, sans agenda politique soutenu par tous, le risque est que cette philosophie reste un ornement moral sans impact sur les pratiques, sans véritable transformation.
Des avancées en matière de lobbying, mais des lacunes persistantes
La Commission européenne, répondant aux demandes de Corporate Europe Observatory, LobbyControl, Transparency International EU et d’autres ONG, a récemment élargi l’obligation de transparence en matière de lobbying. Désormais, environ 1 500 managers devront publier leurs rencontres avec les intérêts privés, détaillant arguments et conclusions.
Cette mesure, d’apparence significative, répond à une exigence ancienne de la société civile : étendre les règles au-delà des seuls Commissaires, cabinets et Directeurs généraux (jusqu’ici environ 400 personnes). Mais si la quantité de personnes concernées augmente, la compréhension du public n’est pas garantie. Les comptes rendus, souvent techniques, risquent d’être illisibles pour les citoyens non-experts comme pour les journalistes aguerris, qui parfois se noient sous un flot d’informations complexes, peu accessibles et difficiles à contextualiser. Sans pédagogie, cette transparence brute peut éloigner au lieu de rapprocher, et ne servir qu’à une classe politique déjà formée aux arcanes administratifs. De plus, aucune sanction claire n’est prévue en cas de non-respect. Sans une autorité indépendante dotée d’un réel pouvoir contraignant, ces règles risquent de n’être qu’un vœu pieux.
La tension entre transparence et efficacité : un prétexte commode pour l’opacité ?
L’ancien homme politique français Jean-Michel Belorgey souligne la nécessité de trouver un équilibre entre la publicité des processus décisionnels et la préservation d’espaces de réflexion protégés. En théorie, cet équilibre permet de mener des négociations complexes sans pression excessive, mais en pratique, il sert parfois de prétexte pour maintenir l’opacité. Un rapport commandé par la Commission des pétitions du Parlement européen et écrit par Deirdre Curtin et Adrian Rubio le montre : malgré le règlement 1049/2001 et sa base juridique claire dans les traités, les réformes pour adapter la transparence à l’ère numérique stagnent depuis 2008. Les discussions sur la révision de ce règlement, censées renforcer l’ouverture, se heurtent à des résistances institutionnelles ; on redoute qu’un nouveau texte n’affaiblisse davantage la transparence, ce qui révèle un glissement de paradigme où la négociation politique prime sur les intérêts des citoyens.
Face à cette inertie institutionnelle, le Médiateur européen et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) tentent de pallier les défaillances. Le Médiateur, par ses enquêtes, a révélé des pratiques récurrentes de retard ou d’obstruction, notamment au sein de la Commission. Le (ou la) successeur(e) à Mme O’Reilly sera élu(e) par le Parlement le 17 décembre prochain. Les candidats au poste ont déjà mis l’accent sur des mesures concrètes, comme la création de tableaux de bord publics pour suivre l’avancement des demandes d’accès aux documents, ou encore des mécanismes pour aider les groupes vulnérables. De telles initiatives renforceraient la pression sur les institutions, les incitant à respecter les délais et obligations de transparence. La CJUE elle, dans des affaires comme De Capitani et Pollinis, a déjà rappelé l’importance du droit d’accès aux documents, y compris dans les processus législatifs. Ces interventions, essentielles, restent toutefois réactives. Elles ne compensent pas l’absence d’une révision audacieuse du cadre légal, ni l’inertie des institutions.
Il faut reconnaître que le cadre légal actuel, élaboré il y a plus de deux décennies, a été conçu pour un environnement administratif largement dominé par le papier. Aujourd’hui, les échanges numériques, les bases de données automatisées et la participation croissante d’acteurs privés ont profondément bouleversé la donne. Pour sortir de l’impasse, une révision urgente du règlement 1049/2001 s’impose, en allant vers une plus grande ouverture. Cela implique divulgation proactive, prise en compte des principes jurisprudentiels, et mise en place d’outils adaptés. Sans ce sursaut, la tension entre transparence et efficacité restera un écran, alimentant le soupçon que la discrétion sert d’abord certains intérêts plutôt que l’intérêt général.
Une cohérence institutionnelle et une volonté politique toujours insuffisantes
Sur la scène internationale, l’UE se présente volontiers comme un modèle de bonne gouvernance, n’hésitant pas à inscrire ses normes éthiques au cœur de ses relations diplomatiques et accords commerciaux. Mais ce discours, salué à l’extérieur, suscite des sourires amers en interne. Loin d’être irréprochable, l’UE reste empêtrée dans ses contradictions, ses résistances et ses limites. Elle semble souvent réagir plus qu’anticiper, ajouter des règles sans repenser le système, dépendre de quelques personnalités intègres plutôt que d’un dispositif robuste. L’entrée tardive du Conseil européen dans l’organe d’éthique, l’extension prudente de la transparence, tout cela trahit une stratégie défensive plus qu’une volonté de tout reprendre à zéro.
La complexité institutionnelle, les 27 États membres aux cultures politiques divergentes et la force des lobbies rendent l’entreprise ardue. Comment uniformiser une vision éthique et transparente quand certains gouvernements rechignent à l’ouverture ? L’empilement de règles ne suffit pas, un changement des pratiques doit suivre.
Une légitimité démocratique en quête d’incarnation
En définitive, malgré réformes et annonces, l’UE avance à petits pas, réactive et prudente, consciente du peu d’enthousiasme des États membres pour donner plus de pouvoir aux citoyens en ces temps de résurgence autoritaire. La méfiance populaire, l’activisme des ONG, la pression des médias et la succession de crises (économiques, migratoires, environnementales, sécuritaires) la poussent à faire un peu plus, sans oser un vrai changement de cap.
La transparence et l’éthique, brandies en étendards, gagneraient à s’accompagner d’une transformation culturelle : briser les routines, dépasser le formalisme, affronter les réseaux d’influence opaques, traduire les grands principes en actes contraignants. Sans cette métamorphose, l’UE continuera d’osciller entre bonnes intentions et inerties.
En somme, la quête de légitimité démocratique via la transparence et l’éthique demeure inachevée. Les promesses, bien que réelles, restent fragiles et partielles. Il faudra plus que cela pour renouer la confiance des Européens. Il faudra une vision résolue, un courage politique, et la volonté de faire de la démocratie européenne autre chose qu’un idéal toujours repoussé.
Raphaël Comte étudie au sein du Master avancé en droit européen de l’ULB. Il est également bénévole en tant que responsable de la politique de santé chez PsychedeliCare, une Initiative Citoyenne Européenne.