EU-Logos: Face à la Chine, quels enjeux stratégiques pour l’Europe dans la crise du Covid-19 ?
15 May 2020 /
EU- Logos 21 min
Cet article vient de notre partenaire EU-Logos Athéna.
La crise sanitaire du coronavirus bouleverse les rapports de force sur la scène internationale. Les Etats-Unis de Donald Trump apparaissent complètement déstabilisés et peinent à sortir la tête de l’eau, tandis que la Chine tente de s’imposer en gestionnaire modèle et leader mondial. L’Union européenne, bien décidée à ne pas être prise entre les deux puissances, est le gardien du multilatéralisme mis à mal dans ce début chaotique de l’année 2020. Débutée à Wuhan il y a six mois, la pandémie actuelle soulève plusieurs questions sur l’implication de la Chine dans le déroulement des récents événements. Sa place incontournable dans les relations internationales économiques, politiques et sanitaires, interroge et effraie, d’autant plus que sa position diplomatique à l’égard de l’Europe se fait de plus en plus offensive. Si l’influence chinoise n’est pas nouvelle, il n’en demeure pas moins que l’insistance est inédite en période de crise. Cet article vise à contextualiser les ambitions européennes de Pékin afin d’analyser les enjeux stratégiques attendus de l’Europe à la sortie de la pandémie.
La montée en puissance de la Chine et une Europe divisée : un contexte global problématique
Un nouvel ordre mondial fondé sur l’omniprésence de la Chine
Depuis l’accès au pouvoir de Xi Jinping en 2013, le régime vit au rythme de son « rêve chinois, 中国梦 » : une ode à la prospérité nationale et internationale dans les valeurs communistes. Cette ambition permet à la Chine de songer à une place de leader mondial politique, économique et militaire d’ici 2050. Pour atteindre ce but, le régime développe plusieurs stratégies afin de peser dans les négociations internationales, sans hésiter à évoquer l’avènement d’un nouvel ordre mondial. Cette nouvelle configuration du monde répondrait à une École chinoise des relations internationales, le « tianxia, 天下 », littéralement « sous le ciel » ou « empire céleste ». Inspirée d’une doctrine confucéenne selon laquelle tous les éléments de l’univers sont liés dans une harmonie naturelle, la Chine deviendrait le point d’ancrage des échanges de la scène internationale, où tous les acteurs dépendraient d’elle. Les différents projets depuis 2013 multiplient les connexions internationales et favorisent la présence chinoise dans plusieurs pays : les Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative, BRI), la hausse du budget alloué aux organisations internationales, et le développement conséquent du réseau diplomatique, entre autres.
Plus particulièrement, le projet BRI constitue la colonne vertébrale du nouvel ordre mondial revendiqué par la Chine. De nature économique d’abord, cette politique ambitieuse vise à sécuriser les couloirs commerciaux chinois afin d’assurer un acheminement des exportations. Pour s’assurer des bénéfices de ce projet, l’horizon économique est centré autour du leader politique Xi Jinping. Chaque entreprise étrangère désirant investir sur le territoire chinois fait en réalité affaire avec le gouvernement central. Le développement de l’interconnectivité a permis le déploiement de partenariats stratégiques avec plusieurs Etats dans des zones géographiques clés. Par exemple, l’influence chinoise est très importante dans les Balkans, considérés comme des points stratégiques d’entrée sur le continent européen. Le projet BRI implique 17 pays européens dont 12 États membres de l’Union et implique l’accès au stratégique au port du Pirée en Grèce, racheté par des investisseurs chinois en 2016. La présence de la Chine sur le marché européen est considérable et provoque des conflits d’influence sur le continent, suscitant plusieurs interrogations sur la nécessité d’une « souveraineté européenne ».
Sans tomber dans l’écueil alarmiste d’un potentiel retour du monde bipolaire où l’Europe se trouverait à la croisée des idéologies, l’exacerbation des tensions entre Pékin et Washington reste préoccupante. Vue d’Europe, il est important d’analyser de manière pragmatique la présence chinoise de plus en plus marquée. Le régime communiste a déjà réussi à se rendre incontournable dans les relations internationales, qu’elles soient économiques, politiques ou, aujourd’hui, sanitaires. Il est nécessaire de comprendre et de contextualiser les ambitions politiques chinoises afin que les pays européens puissent répondre de manière éclairée à ce partenaire ambigu.
La réponse stratégique européenne à l’épreuve des divisions
Depuis 2008, la Chine a noué de nombreux partenariats stratégiques sur le continent, notamment en Italie et en Grèce. Elle doit ce succès économique aux divisions internes et à l’euroscepticisme. A la suite de la crise financière, la Chine a investi massivement dans les pays européens les plus touchés. L’Union européenne avait montré de relatives faiblesses en laissant ces États seuls face à leurs difficultés, les poussant alors à recourir à un partenaire chinois efficace. Néanmoins, aujourd’hui, l’Union européenne montre une tendance intéressante à vouloir dépasser ces difficultés. La nouvelle Commission, présidée par Ursula von der Leyen, semble vouloir s’imposer en union géopolitique, conciliant différents intérêts nationaux. L’Union européenne s’est toujours placée en modèle progressiste sur la scène internationale, symbolisant l’avènement de la paix et d’un marché commun, faisant de l’écologie une priorité et du multilatéralisme une réalité.
Toutefois, le projet européen a traversé plusieurs crises depuis sa création et semble vaciller devant l’impossibilité de dépasser certains défis : la crise migratoire, la montée de régimes populistes, l’euroscepticisme et la sortie du Royaume-Uni en sont des marques sérieuses. L’inévitable élaboration d’une réponse stratégique européenne commune supposerait de passer par-dessus ces difficultés pour développer une véritable souveraineté européenne. Associée à de nouveaux outils et concepts, il s’agirait alors de promouvoir des intérêts communs et de les mettre en œuvre en dépassant les intérêts nationaux, au prix de discussions et de compromis.
L’implication de la Chine dans la crise actuelle : l’opportunité fragile d’une offensive diplomatique
Le 16 novembre 2019, une maladie suspecte est constatée à Wuhan, dans le Hubei. Le 9 janvier 2020, les autorités sanitaires identifient un nouveau coronavirus à l’origine d’une épidémie qui, à l’époque, reste localisée. Deux semaines plus tard, la transmission interhumaine du virus est constatée et la ville placée en quarantaine. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) déclenche un comité d’urgence la semaine suivante et la Chine devient le centre de l’attention mondiale. Plusieurs questions sont soulevées quant à son implication dans la propagation internationale d’un virus dont l’OMS déclarait le risque « modéré » le 9 février(1). Berceau de l’épidémie, la Chine adopte une position opportuniste face à la crise sanitaire mondiale pour durcir une ligne politique qui n’est pas nouvelle, et ce au moyen d’une guerre de l’information.
Le développement d’une politique étrangère de la santé au mépris d’une gestion interne efficace
Le gouvernement chinois fait du développement sanitaire une priorité depuis 2002. Le pays avait radicalement changé de stratégie lors de l’épidémie du SRAS où les dirigeants avaient refusé toute coopération internationale. En 2015, un volet sanitaire est ajouté au projet BRI intitulé « les Nouvelles Routes de la Soie de la Santé », et le régime augmente sa présence au sein des organisations internationales de la santé. En 2017, le réseau diplomatique chinois réussit à peser dans les négociations précédant l’élection du Dr. Tedros A. Ghebreyesus au poste de directeur général de l’OMS. A partir de là, le budget chinois alloué à l’organisation augmente considérablement et des coopérations stratégiques se multiplient, telles que la politique sanitaire spéciale avec les Pays d’Europe centrale et orientale.
Au début de l’année 2020, les autorités communiquent rapidement avec l’OMS sur l’apparition d’un virus suspect. Pourtant, des questions légitimes se posent quant à la pression politique exercée sur l’organisation, et la véridicité du nombre de cas communiqué. Il est aujourd’hui admis que l’OMS doit gérer des enjeux de santé publique tout en faisant face à des contraintes politiques. En effet, plusieurs auteurs, dont Antoine Bondaz et Elisande Nexon, chercheurs à la Fondation pour la Recherche stratégique, estiment que le régime chinois a tardé dans la déclaration du plan d’urgence qui aurait permis de prendre des mesures concrètes plus tôt (2). Ne s’étant jamais caché de sa volonté de peser dans la vie des organisations internationales, Pékin veut transmettre l’image d’une puissance capable de mobiliser totalement son territoire dans un temps record pour vaincre l’épidémie. De manière plus évidente, le Dr Tedros reprend le discours chinois dans la gestion de la crise, loue les mesures prises par la Chine et rejette de manière catégorique la participation de Taïwan. L’influence chinoise est évidente au sein de l’OMS, grâce au développement d’une politique étrangère de la santé efficace depuis le SRAS de 2002, et parvient à établir une véritable diplomatie sanitaire.
Cependant, il est impossible de parler d’efficacité dans la politique interne. La gestion de la crise a fait face à de nombreux blocages politiques dus à la rigidité du régime autoritaire centralisé. Comme dans toute dictature, les autorités locales sont désignées non pas en fonction de leurs capacités mais selon leur fidélité au Parti, selon le bon-vouloir du politburo. Le gouvernement local de Wuhan, qui est en réalité une façade, s’est retrouvé en difficulté dès l’apparition de l’épidémie. Les médecins ayant donné l’alerte ont été réduits au silence, dont Li Wenliang, aujourd’hui décédé, et Aï Fen, dont le poignant témoignage (3) censuré, semble être aujourd’hui portée disparu (4). Le régime chinois demeure donc très fragile en situation de crise, à cause de sa nature autoritaire. L’incompétence des autorités locales justifie en partie un retard important dans la reconnaissance de l’épidémie. Vraisemblablement, le nombre de cas réels a été sous-évalué. Plus encore, des vidéos ont été publiées sur les réseaux sociaux chinois, où l’on voit des scènes de violences entre forces de l’ordre et populations demandant de l’aide, ou des policiers barricadant les habitations de l’extérieur pour empêcher les confinés de sortir. Ces vidéos étaient systématiquement supprimées quelques heures plus tard. Pendant des semaines, la population de Wuhan a vécu sous une tension constante, difficile à gérer depuis Pékin. La situation de défiance a atteint son comble, lorsqu’à la mi-mars, des denrées alimentaires ont été livrées dans des camions à ordures aux habitants de Wuhan (5). L’impuissance de l’Etat central devant l’importance de la crise illustre les limites de gestion d’un régime autoritaire. Capable de développer une politique étrangère de la santé massive, la nature du régime demeure un frein dans la gestion interne de l’épidémie.
Pékin a tenté de cacher cette fragilité politique interne en menant une politique étrangère sanitaire extrêmement bien orchestrée depuis le mois de mars. Pourtant, les répercussions de la crise interne sont aujourd’hui énormes au regard de la propagation du virus et des conséquences économiques que l’on peine à envisager. Xi Jinping saisit alors l’opportunité de transformer cette crise, d’abord interne et subie, par une offensive diplomatique inédite.
L’opportunité de durcir une ligne diplomatique préexistante
La crise sanitaire actuelle est-elle une chance pour la Chine ? Dans le contexte actuel, la question semble insolente ; pourtant elle est nécessaire à la présente analyse. A défaut d’une nouvelle vague de contamination plus meurtrière, elle est le premier pays à sortir de la crise. Il est intéressant de savoir si Pékin réussira à utiliser cette avance pour contrebalancer son actuelle impopularité. Ses détracteurs n’oublieront pas facilement que, si elle se présente désormais comme la solution, elle a été la source du problème.(6) Néanmoins, le régime semble bien déterminé à se positionner en modèle et profiter de l’absence stratégique de l’administration Trump pour revendiquer une place privilégiée sur la scène internationale.
Lors de la dernière rencontre du G20 par visioconférence, Xi Jinping s’est positionné en porte-parole de la coopération et de la solidarité. Déployant une « diplomatie des masques » médiatisée dans les pays occidentaux, la Chine a fait preuve d’efficacité en augmentant considérablement sa production de masques en un temps très rapide. Sur la scène internationale, la Chine veut incarner le modèle d’une puissance en mesure de répondre efficacement à une crise et capable de mobiliser toutes ses ressources à cette fin. Elle œuvre également à garder sa position d’usine du monde et émet même une liste de directives pour augmenter la production interne de masques : conversion d’usines, acheminement de matières premières, etc. Les industriels chinois proposent par ailleurs des mesures d’aide complémentaire pour accélérer le processus d’installation de la 5G chinoise dans les pays européens et faciliter la digitalisation de l’économie en période de confinement. Par conséquent, le terme de « diplomatie des masques » désigne plus largement cette volonté chinoise d’être l’auteur de l’ensemble des solutions proposées face à la crise. Le masque en est le symbole et illustre l’évolution de la perception de la Chine par les pays occidentaux. Outil d’hygiène d’habitude réservé aux soignants, il a été jugé inutile jusqu’à présent en période d’épidémie. Pourtant, en 2020, influencées par les pays est-asiatiques, les mentalités ont changé et le port de masque est devenu un véritable thème politique en quelques semaines.
La crise du Covid-19 devient pour la Chine l’opportunité d’accélérer sa diplomatie sanitaire à grande échelle. Le 24 mars dernier, le Quotidien du Peuple fait la promotion d’une amélioration de la gouvernance mondiale de la Santé à l’initiative de Pékin.(7) Le gouvernement a proposé de mettre en place la Nouvelle Route de la Soie de la santé en Italie dès le 16 mars. Ce projet, outil d’influence, était préexistant à la pandémie mais pourrait être mis en application renforcée. La proposition d’aide du gouvernement chinois vise à convaincre les pays européens que la Chine est un partenaire sûr à l’heure d’un retrait conséquent des Etats-Unis. De plus, l’effort ne vient pas du seul régime mais aussi des principales entreprises chinoises : Alibaba offre aux pays européens le partage d’un outil numérique de diagnostic du nouveau coronavirus et une plateforme de partage de données entre médecins. Huawei met des masques à la disposition du gouvernement français et présente au gouvernement italien des équipements sans fils pour les hôpitaux temporaires. Enfin, Baidu propose à la recherche européenne un algorithme pour analyser la structure du virus.(8) L’ensemble de ces dispositifs d’aide s’inscrit dans une lignée diplomatique envers l’Europe pour incarner un partenaire fiable. Les ambitions d’influence de Pékin ne datent pas de l’apparition du coronavirus ; cependant, la situation de tensions est une occasion pour se présenter comme l’unique allié crédible.
La guerre de l’information et la réécriture de l’apparition du virus
Depuis le mois de mars, Pékin s’est lancé dans une campagne de communication sans précédent afin de réécrire l’histoire de l’émergence du virus. Dans une dimension nationale, la campagne vise à reprendre le contrôle de la population après une certaine souplesse dans le contrôle de la liberté d’expression. Les sacrifices de la population locale lors de l’épidémie sont présentés en civisme « à la chinoise »(9) pour enrayer la propagation du virus. En réalité, dans la ville de Wuhan, des mesures extrêmes de confinement imposées ont empêché une partie de la population de se nourrir et de se soigner. Selon Valérie Niquet, Maître de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique, le régime chinois repose sur une sorte de contrat social avec un pouvoir autoritaire très oppressif, mais protecteur, et même levier pour accéder à une vie décente.(10) Or, à Wuhan, ce contrat a été rompu. Dans une dimension internationale, l’enjeu pour le gouvernement est de convaincre qu’un régime autoritaire est plus efficace qu’un régime démocratique. La place de la Chine est très fortement remise en question : la dépendance économique des pays occidentaux envers le régime est mise en lumière, ainsi que son influence à l’OMS. Pour la première fois de manière aussi significative, la stratégie du « gagnant-gagnant » est remise en cause. Cette campagne de communication vise ainsi à reprendre le contrôle du discours extérieur tenu sur la Chine, afin de stabiliser la situation interne fragile et redorer son image à l’international.
Transformer le récit semble facile pour les régimes où l’information est très opaque et les moyens d’expression contrôlés. Néanmoins, la Chine ne dispose pas d’une toute-puissance dans le contrôle de l’information : les réseaux sociaux ont vu l’apparition de nombreux phénomènes inédits et difficilement contrôlables pendant les semaines où la circulation du virus était la plus vive. Les nombreuses dénonciations des abus des autorités et les hommages aux victimes ont mis le système de censure dans l’embarras. L’exemple le plus significatif de la difficulté à censurer en temps de crise a été l’instrumentalisation de l’histoire du Dr. Li Wenliang, lanceur d’alerte du nouveau coronavirus. Après avoir prévenu les autorités de l’apparition d’une épidémie inquiétante à Wuhan, le Dr. Li a été emprisonné. Sur les réseaux sociaux, il est immédiatement devenu un symbole de rébellion contre la censure et l’oppression. Voyant la situation dégénérer, les autorités décident d’orchestrer un retour en grâce du médecin. Une cérémonie publique d’excuses solennelles et la condamnation des personnes à l’initiative de son arrestation étaient prévues. Or, le Dr. Li est décédé du Covid-19, et l’émoi national est devenu hors de contrôle pour les autorités. De prisonnier innocent, il est érigé en héros mort en martyr. Son décès a engendré un phénomène de mécontentement comme il est rare d’en observer sur les réseaux sociaux chinois. Par la suite, cette contestation a été muselée puis redirigée à l’encontre des autorités locales. Le Comité pour l’inspection disciplinaire du parti a dès lors entamé une purge auprès des dirigeants de Wuhan. Ils sont désormais tous remplacés.
Dans les pays occidentaux, le personnel diplomatique chinois a engagé une réécriture massive et éhontée de l’histoire de l’apparition du virus. Une vidéo publiée sur un média chinois déforme les propos d’un médecin italien, admettant que le virus est en réalité d’origine italienne.(11) De même, l’ambassadeur chinois à Paris, Lu Shaye, a publié le 12 avril des déclarations provocantes sur la gestion occidentale de la crise. Personnage controversé par son passé diplomatique à Ottawa (12), il a récemment publié des critiques ouvertes à l’encontre des gouvernements occidentaux et de la presse libre. Il fait état de médias français « antichinois » et de politiciens « plus soucieux de calomnier, de stigmatiser et d’attaquer la Chine que de réfléchir aux moyens de contenir l’épidémie chez eux ». Selon lui, la remise en question des chiffres officiels chinois ne serait dû qu’à une « aigreur » occidentale, tandis qu’il tente de justifier la lenteur du régime à prendre des mesures en janvier dernier. Pour lui, la Chine est une victime internationale, sujette aux moqueries, et il n’hésite même pas à accuser les élus français de racisme et d’amateurisme. Dans ce communiqué, les élites occidentales sont comparées à une seiche qui « crache son encre pour noircir l’eau et […] prend la fuite »(13). La véhémence du discours officiel chinois pose des questions sur le dialogue que la Chine entretiendra avec les pays occidentaux. L’ambassadeur a toutefois été convoqué quelques jours plus tard et sera sans doute rappelé. Si le Président Donald Trump a déjà adopté une opposition ouvertement hostile face à Pékin, l’Union européenne demeure incertaine, ses membres étant eux-mêmes divisés sur ce sujet.
Un revers stratégique sur l’échiquier mondial : quels défis attendus pour l’Union européenne ?
L’éclatement de la crise sanitaire en Europe depuis la mi-mars est un revers stratégique important. Le constat de dépendance à la Chine et du manque de préparation est douloureux pour la plupart des pays européens. Plus largement, notre système économique mondial repose sur un régime politique qui se positionne clairement à l’encontre de nos valeurs fondamentales. La dépendance économique entraine une dépendance égale à un discours politique qui décrie les valeurs démocratiques et libérales. Depuis le début de l’année 2020, on constate que cette dépendance apporte de l’imprévisibilité et de la fragilité. La Chine a longtemps été le choix de facilité dans le commerce mondial, en ce qu’elle promet des coûts de production extrêmement compétitifs et une efficacité inégalable. Pourtant, il est primordial de réaliser que cette efficacité est un leurre dangereux qui a un prix, celui de l’absence de règles sanitaires et de l’opacité de l’information. Selon Valérie Niquet, cette situation de dépendance était satisfaisante tant qu’il restait la barrière des autorités supranationales pour réguler le politique. (14) Mais aujourd’hui, la remise en question de l’indépendance de l’OMS enlève ce garde-fou.
La crise sanitaire actuelle semble déjà s’inscrire dans le nouvel ordre mondial voulu par Xi Jinping, où la Chine dicterait les règles, qui apparaissent aujourd’hui changées. La mondialisation telle qu’elle était pensée jusqu’à présent semble remise en question. Le multilatéralisme recule considérablement et il est possible d’observer un retour aux frontières et à la primauté de l’Etat. Des déviances populistes comme la prise des pleins pouvoirs par le Premier ministre hongrois Viktor Orbàn et la fragilisation d’acquis européens menacés par la crise (l’espace Schengen, la RGPD et le Green Deal) remettent en question l’Union européenne que nous connaissons. Face à cette situation, il est nécessaire de reprendre le contrôle du discours. L’Europe doit reprendre en main cette « bataille des récits » mentionnée par le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borell (15). La stratégie d’influence chinoise n’est pas nouvelle, elle est seulement exacerbée. Face au risque de l’instabilité, Pékin redouble d’efforts pour assurer ses acquis et prendre de l’avance sur ses ambitions. Josep Borell insiste également sur la nécessité d’approfondir la communication européenne et la solidarité entre États membres. Aujourd’hui, l’Union apparait mal préparée face aux offensives diplomatiques chinoises. Pourtant, plusieurs projets communs voient le jour, dont les plus médiatisés sont l’essai clinique commun « Discovery » et l’échange de personnels soignants et de patients entre hôpitaux européens.
Mais face à ses divisions habituelles, l’Union européenne peine à trouver un terrain d’entente. Si certains pays tels que la France et l’Allemagne restent méfiants d’un point de vue stratégique à l’égard de l’implication chinoise dans la gestion de crise sur leur territoire, il n’en demeure pas moins que la plupart des États membres ont déjà bénéficié d’investissements chinois salvateurs, notamment après la crise de 2008. L’effort diplomatique chinois a particulièrement été déployé en Italie, où la plus vaste opération d’aide a été mise en place dès le mois de mars. La classe politique italienne est divisée devant cette intervention : si le Premier ministre Giuseppe Conte s’est montré très favorable à la présence chinoise pendant l’épidémie, Matteo Salvini a fait plusieurs déclarations récentes accusant Pékin de « crimes contre l’Humanité » pour les décès causés par la propagation de l’épidémie.(16) La présence chinoise devient un thème politique très tendu, les pratiques diplomatiques de Pékin étant impopulaires en Italie.(17) Au cœur du litige se trouvent notamment les déclarations du porte-parole du gouvernement Zhao Lijian depuis Pékin. Selon celles-ci, les Italiens auraient scandé sur leurs balcons l’hymne national chinois en signe de reconnaissance (18) après l’envoi d’une équipe médicale sur le territoire. Pour exacerber les tensions, ces médecins arrivés de Pékin à Padoue et Milan ont publié un rapport dans la presse chinoise dénonçant des conditions médiocres dans les hôpitaux italiens, comparées à ce qui avait été mis en place sur leur territoire. Face à la Chine, il s’agit de réconcilier les pays européens et de dépasser les divisions pour adopter une stratégie commune.
La crise des dernières semaines souligne également un revers industriel et met en lumière l’hyper-dépendance à la Chine en matière économique. L’industrie européenne est en danger car ses chaines de production dépendent de matières premières et d’interventions chinoises. L’exemple le plus emblématique par sa gravité est la sécurité de l’approvisionnement des médicaments vers l’Europe. Le difficile accès aux médicaments génériques met en danger l’accès aux soins dans les pays européens pendant les semaines de rupture de commerce entre la Chine et l’Europe. Les médicaments génériques sont produits sur le territoire chinois ou contiennent des matières premières chinoises. En 2019, sur 9.5 millions de tonnes de médicaments produits par la Chine, 1.9 étaient à destination de l’Europe (19). Rapatrier la production en Europe est cependant loin d’être facile dans ce secteur. Depuis 2013, la tendance à la relocalisation s’est heurtée à de nombreuses difficultés de coûts de production trop élevés. Devant cette problématique, le ministre français de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a annoncé que la priorité serait tournée vers une refonte de la mondialisation pour éviter une dépendance européenne « irresponsable et déraisonnable ». Repenser l’indépendance industrielle européenne est un point primordial pour l’adoption d’une position commune vis-à-vis de la Chine.
Conclusion : gagner la bataille des récits et penser « l’après crise »
La crise sanitaire actuelle met en lumière une nouvelle donne pour les relations internationales. L’absence d’un leadership venant des Etats-Unis et une présence insistante de la Chine sont des nouveaux enjeux qui doivent pousser les pays européens à repenser l’Union et sa stratégie. L’Union européenne ne peut pas compter sur l’aide de l’administration Trump et doit apparaitre unie devant Pékin qui cherche à exploiter des divisions. Il est primordial de dépasser ces difficultés pour envisager des solutions internes innovantes et pragmatiques qui ne laisseraient aucun État membre en difficulté.
Cette « bataille des récits », volet international de la guerre de l’information lancée par la Chine ne profite pour l’instant à personne. D’un côté, l’Union européenne peine à entamer un leadership franc, tandis que la Chine restera discréditée tant par son impuissance en début de crise que par sa propagande poussive et maladroite. Il s’agira pour les pays européens d’approfondir leur collaboration dans un cadre de solidarité fixé par l’Union et de limiter le recours à l’aide de Pékin, dont la conditionnalité et les conséquences ne se révéleront que plus tard. Pour Ursula von der Leyen, l’Union européenne ne doit pas reproduire les erreurs de 2008 et laisser à la Chine des points stratégiques du Sud de l’Europe.(20) Josep Borell poursuit cette mise en garde en assurant qu’il faut « défendre l’Europe contre ses détracteurs (21)». Il appelle les dirigeants européens à faire les bons choix aujourd’hui pour former le monde de demain. Il est important d’appréhender la guerre d’influence lancée par la Chine et approfondir le projet européen en temps de crise. Josep Borell conclut en citant Jean Monnet : « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ».
Mathilde Marcel
1 « Coronavirus Cases out of China may be ‘Tip of the Iceberg’: WHO », Reuters, 10 février 2020.
2 Elisande NEXON, Antoine BONDAZ. « Covid-19, un état de guerre sanitaire en Chine et une menace internationale », Fondation pour la Recherche Stratégique, Note n°04/20, 13 février 2020.
3 Une version maladroitement traduite en français du témoignage est disponible ici.
4 Dominique ANDRE, Hannuo WU. « En première ligne : Docteur Aï contre Monsieur Xi », France Inter, Dossier « En première ligne », 7 avril 2020. [URL : https://www.franceinter.fr/monde/en-premiere-ligne-docteur-ai-contre-monsieur-xi], consulté le 14/04/2020.
5 Mandy ZHUO. « Wuhan sacks officials after pork deliveries are tipped into street from back of rubbish truck », South China Morning Post, 12 mars 2020.[URL : https://www.scmp.com/news/china/society/article/3074896/wuhan-sacks-officials-after-pork-deliveries-are-tipped-street?MCUID=4672f7018e&MCCampaignID=a779109da2&MCAccountID=3775521f5f542047246d9c827&tc=9], consulté le 14/04/2020.
6 Certains auteurs ont même parlé des « New Sick Roads » pour décrédibiliser les Nouvelles Routes de la Soie.
7 Source de l’article (en mandarin) : « 在讲好中国故事中提升话语权(人民要论) ».
[URL : http://paper.people.com.cn/rmrb/html/2020-04/02/nw.D110000renmrb_20200402_1-09.htm],
consulté le 14/04/2020.
8 Alibaba, Huawei et Baidu sont trois entreprises majeures des nouvelles technologies en Chine.
9 Valérie NIQUET. « Un nouveau défi pour la Chine : reprendre le contrôle de l’image et du discours », Fondation pour la Recherche Stratégique, Note n°06/20, 23 mars 2020.
10 Idem.
11 Central Global Television Network (CGTN) France « Le virus aurait peut-être circulé en Italie avant l’épidémie en Chine, selon un expert italien », 22 mars 2020. [URL : https://francais.cgtn.com/n/BfJAA-cA-FIA/BccaEA/index.html], consulté le 14/04/2020.
12 L’ambassadeur avait dû être remplacé après s’être emporté à l’encontre des médias et politiques canadiens lors de l’affaire d’accusation d’espionnage de Huawei aux Etats-Unis en 2019.
13 Ambassade de France en Chine, « Rétablir les faits distordus : observations d’un diplomate chinois en poste à Paris », 12 avril 2020. [URL : http://www.amb-chine.fr/fra/zfzj/t1768712.htm], consulté le 14/04/2020.
14 Opere citato, note 9.
15 Josep BORELL. « The Coronavirus pandemic and the new world it is creating », 23 mars 2020. [URL : https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/76379/coronavirus-pandemic-and-new-world-it-creating_en], consulté le 14/04/2020.
16 Compte Twitter officiel de Matteo Salvini, vidéo de son discours devant le Sénat italien en date du 26 mars 2020. [URL : https://twitter.com/matteosalvinimi/status/1243130118433841155], consulté le 14/04/2020.
17 Laura SILVER, Kat DEVLIN, Christine HUANG. « People around the Globe are Divided in their Opinions of China », Pew Research Center, 5 décembre 2019. [URL : https://www.pewresearch.org/fact-tank/2019/12/05/people-around-the-globe-are-divided-in-their-opinions-of-china/], consulté le 14/04/2020.
18 Francesca MARIN. « Why, we, Italians, are angry with China – and want ‘war damages’ », The Quint, 27 mars 2020. [URL : https://www.thequint.com/voices/blogs/coronavirus-pandemic-italy-china-propaganda-media-chinese-strategy-beijing-cpec-bri], consulté le 14/04/2020.
19 Vincent LORIN. « La dépendance suicidaire de l’Europe aux médicaments ‘made in China’, Euractiv, 3 avril 2020. [URL : https://www.euractiv.fr/section/sante-modes-de-vie/news/la-dependance-suicidaire-de-leurope-aux-medicaments-made-in-china/], consulté le 14/04/2020.
20Commission européenne, « Coronavirus: Commission Issues Guidelines to Protect Critical European Assets and Technology in Current Crisis », communiqué de presse, 25 mars 2020. [URL : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_20_528], consulté le 14/04/2020.
21 Op. cit., Josep Borell, note 11.