Face à la précarité énergétique, le droit Européen protège-t-il ses citoyens ?
23 February 2023 /
Ludivina Ordonez 9 min
Qu’entend-t-on par précarité énergétique ?
Un droit fondamental à l’énergie au sein de l’Union Européenne n’est pas une réalité, pourtant la précarité énergétique en est une. Une étude menée en 2015 par the European Union Statistics on income and Living Conditions (EU SILC) a révélé que, en 2012, approximativement 11% de la population européenne n’avait pas les ressources nécessaires pour se chauffer. Au vu de la crise énergétique actuelle et de la hausse des prix de cette ressource vitale, et puisque l’inflation accentue la précarité énergétique, la question d’un potentiel droit à l’énergie trouve toute sa pertinence,.
Dans le rapport effectué par le Think Tank INSIGHT_E, la pauvreté énergétique est définie comme étant « une situation où les individus ou les ménages ne sont pas en mesure de se chauffer adéquatement ou de se fournir des services énergétiques à domicile à des prix abordables ». Selon ce même rapport, la précarité énergétique serait causée par trois facteurs principaux : des revenus faibles, une mauvaise isolation des immeubles et le coût élevé de l’énergie. La précarité énergétique englobe plusieurs réalités ; il s’agit par exemple « de ne pas disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires »: se chauffer, s’éclairer, préparer des aliments, garantir l’hygiène et faire fonctionner les appareils ménagers indispensables à la vie quotidienne.
La reconnaissance d’un droit à l’énergie, quelle pertinence ?
Consacrer un droit effectif à l’énergie montrerait l’importance que la puissance publique attache à une fourniture d’énergie de base. La consécration de ce droit serait accompagnée par d’autres initiatives qui poursuivent le même objectif. En France, par exemple, est organisée une journée contre la précarité énergétique, dont la première a eu lieu le 10 novembre 2021, dans le but de sensibiliser à la précarité énergétique. En sus, le vice président de l’ONG Droit à l’énergie – SOS Futur, Gilles Pereyron, estime qu’un accès à l’énergie est essentiel pour répondre aux objectifs de sortie de la pauvreté. C’est pourquoi il prône également la reconnaissance d’un droit fondamental de chaque être humain à l’énergie qui « soit inscrit dans toutes les constitutions nationales ». De façon similaire, le Réseau Wallon pour l’Accès Durable à l’Energie (RWADE), plaide pour un droit d’accès à l’énergie, qui serait considéré comme un corollaire, c’est-à-dire une conséquence directe du droit à disposer d’un logement décent. En effet, le droit à un logement décent serait plus cohérent s’il était corrélé au droit à l’énergie. Le droit à disposer d’un logement décent revient à chacun et découle de l’article 23 de la Constitution Belge. Dans ce contexte, le terme corollaire signifie que le droit à l’énergie serait une conséquence qui découlerait naturellement du droit à disposer d’un logement décent. Un logement dépourvu de sources énergétiques vitales telles que le chauffage et l’électricité est-il véritablement décent ? De plus, le droit à la santé est consacré, mais est-il suffisamment complet si l’on ne dispose pas d’électricité nécessaire pour la cuisson et conservation de nos aliments ? Le discours est le même vis-à-vis du respect de la dignité humaine, qui implique également les nécessités citées ci-dessus. Il est indéniable que l’énergie et notamment l’électricité sont des produits de première nécessité. Pourtant, il n’est pas rare de voir des foyers privés de ressources énergétiques en raison de factures impayées.
Un droit à l’énergie impliquerait, par exemple, l’interdiction pour les fournisseurs de couper la fourniture d’énergie à leurs clients. Ou encore, la nécessité de réglementer les prix pour faire face aux aléas du marché, afin d’assurer des conditions de vie décentes aux familles aux faibles revenus. Enfin, il peut simplement s’agir d’améliorer l’isolation de certains logements.
La précarité énergétique dans l’Union Européenne : une réalité méconnue
La précarité énergétique touche non seulement les pays en développement tels que ceux du continent africain, mais également les pays industrialisés de l’Union Européenne, « où l’on estime que 75 à 125 millions de personnes rencontrent d’énormes difficultés à accéder à l’électricité pour des raisons financières (coûts élevés de l’énergie et revenus insuffisants) ». Au sein de l’Union Européenne, le problème relève d’abord de la pauvreté de certains européens, les empêchant d’avoir un accès à l’électricité et au gaz, le plus souvent à cause des prix élevés de ces ressources. Tandis que la demande en énergie s’agrandit au fil des années, la problématique de la pauvreté énergétique s’intensifie. De plus, les chiffres ci-dessus sont susceptibles de changer étant donné la croissance démographique à venir dans les décennies futures. Cette quête vers une solution à la pauvreté énergétique s’accompagne également d’autres considérations, principalement liées aux impacts environnementaux. En effet, l’idéal serait de rendre les infrastructures énergétiques durables afin d’assurer un accès à l’énergie pour tous, tout en réduisant les impacts environnementaux de la production et de l’utilisation d’énergie.
La situation légale actuelle au sein de l’Union
Le droit à l’énergie existe actuellement implicitement dans plusieurs constitutions nationales, lorsqu’il est corrélé au droit à un logement décent et au respect de la dignité humaine. La question à se poser est donc la suivante : l’ajout d’un droit à l’énergie, opposable aux autorités publiques, dans un texte constitutionnel est-il en mesure de changer les conditions de vie précaires de certaines personnes ?
Concernant la situation dans les systèmes législatifs nationaux, quelques pays disposent d’une définition légale de ce qu’est la pauvreté énergétique (Ireland, France, Chypre). L’Union Européenne, quant à elle, n’a pour l’instant aucune définition européenne de la pauvreté énergétique. La tâche de définition est laissée aux états membres, en fonction de leurs situations particulières.
Les citoyens européens ont accès à l’énergie par le biais d’engagements conclus par des fournisseurs de gaz et d’électricité, qui s’engagent à fournir des « services d’intérêt économique général ». La fourniture d’énergie est d’ailleurs considérée par la Commission Européenne comme un service public d’intérêt (économique) général.
Au sein de l’UE, la question des droits fondamentaux est abordée par les articles 2 et 6 du Traité sur l’Union Européenne. Plus particulièrement, l’article 36 de la Charte des droits fondamentaux consacre l’importance des services d’intérêt économique général. Néanmoins, cet article 36 ne consacre pas un droit humain d’accès à ces services mais assure que les actes des institutions européennes n’empêchent pas l’accès à ces services, consacrés par les lois nationales des Etats membres. En d’autres mots, les citoyens de l’Union ont un droit d’accès à l’énergie (c’est à dire aux services d’intérêt économique général) qui doit être reconnu et respecté par les institutions européennes lorsqu’elles adoptent des législations de droit secondaire. En pratique, l’importance de cette consécration dans la charte est soumise à l’interprétation donnée par la Cour de Justice, lorsqu’elle applique ce principe dans un cas concret. Néanmoins, l’activisme judiciaire est interdit, en ce que la Cour ne peut en aucun cas étendre les compétences de l’Union Européenne.
Le rôle actif des Etats membres
Pour lutter contre la précarité énergétique, il faut essentiellement aborder la question des prix de l’énergie et de leur hausse, à laquelle beaucoup font face actuellement. Si nous retraçons brièvement l’histoire, il a été décidé dans les années 1990 de libéraliser le marché énergétique et de favoriser la concurrence. La libéralisation du marché énergétique était, aux yeux de la Commission européenne, une avancée favorable car « la concurrence pouvait faire baisser les prix et être favorable pour les consommateurs ». Pourtant, les prix n’ont pas baissé, et l’énergie n’est pas devenue plus propre, « le marché ne répondant qu’au profit et non à l’intérêt général ». Certains, comme Gilles Pereyron, considèrent que cette concurrence, amenée par la libéralisation de l’énergie, a été néfaste pour les consommateurs, qui ont vu les prix augmenter. Or, si l’on considère que l’accès à l’énergie est un droit fondamental, est-il acceptable que cet accès soit soumis aux lois de la concurrence, plutôt que d’être un bien public garanti par l’Etat ? L’Etat se doit de répondre aux besoins et protéger l’accès à l’énergie par le biais de ses politiques ; ce que les multinationales ne font pas. Par ailleurs, la libéralisation du marché énergétique nécessite une intervention de l’Etat pour que celui-ci puisse assurer « l’effectivité d’un droit à l’énergie en tant que service public ». Etant donné que le fonctionnement du marché énergétique impacte le risque de pauvreté énergétique, les Etats membres ont la responsabilité d’assurer à leurs citoyens une bonne qualité de vie et une bonne santé ; du moins pour les ménages les plus vulnérables.
En théorie, ce sont les Etats membres qui sont chargés d’imposer des obligations de service public aux fournisseurs de services d’intérêt économique général. Néanmoins, la Directive 2009/72/CE du Parlement Européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité apporte une certaine homogénéité au sein de l’UE. Une fois transposée, cette directive oblige les Etats à consacrer une série de droits aux citoyens européens. Ces droits tendent à protéger les consommateurs vulnérables, mais surtout, s’apparentent à des droits humains d’accès à l’énergie, notamment l’article 3 §2 de la directive.
Une situation légale qui demeure confuse
Bien que la Directive Electricité doive être transposée par chacun des Etats avant que celle-ci puisse produire ses effets, sa simple adoption atteste de l’importance que l’Union Européenne consacre à la fourniture d’énergie pour ses citoyens (notamment aux plus vulnérables). Une fois la directive transposée par les Etats membres, il y aura, à l’échelle de l’Union, un droit d’accès à l’énergie. L’adoption d’un tel instrument législatif est un pas vers la reconnaissance d’un droit fondamental des citoyens européens d’avoir accès à des ressources énergétiques abordables. Mais il reste un bout de chemin à faire, dans la mesure où ce droit n’est pas inscrit dans la Charte, et il n’est pour l’instant pas prévu qu’il le soit.
En théorie, qui serait débiteur de ce droit à l’énergie ? En d’autres termes, à qui incomberait l’obligation de fournir les ressources énergétiques ? En principe, ce sont les fournisseurs d’énergie, mais l’Etat est débiteur en ce sens qu’il garde « la responsabilité de veiller à ce que tous les opérateurs respectent bien les missions de service public qui leur sont affectées » . L’Etat conserve cette qualité de débiteur et l’obligation reste de nature publique même si le marché est libéralisé et que les fournisseurs sont des personnes de droit privé.
Enfin, même sans la consécration d’un droit d’accès à l’énergie, certaines juridictions nationales jugent que l’accès à l’électricité et au gaz est indispensable à la dignité humaine. Lorsque de telles décisions sont rendues, les autorités publiques ont donc l’obligation positive de garantir un tel accès, bien qu’un droit d’accès à l’énergie ne soit pas expressément consacré.
Aux dernières nouvelles, le droit à l’énergie demeure une revendication défendue par divers acteurs. Le 21 février 2022 dernier, une semaine d’action a d’ailleurs été organisée par la right to energy coalition, pour sensibilise à la nécessité d’un tel droit, et proposer des solutions à la pauvreté énergétique.
Parmi les acteurs actifs dans cette branche, nous pouvons mentionner le European Anti-Poverty Network (EAPN), qui propose en guise de solution une réforme du marché énergétique européen. Toutefois, le marché énergétique actuel étant libéralisé, cela laisse très peu de marge de manœuvre à l’UE et aux états pour pouvoir contrôler les prix de l’énergie et assurer à leurs citoyens un accès. Le EAPN reste positif et estime qu’il existe des mesures concrètes pouvant être adoptées pour protéger les citoyens et réguler le marché énergétique.
Cet article est paru dans le numéro 37 du magazine