Interview : La PAC et le Green Deal, un problème de cohérence ?
14 December 2020 /
Kristin Heidebroek 10 min
En termes d’avancée environnementale, une année qui se voulait prometteuse avec l’annonce du Green Deal (le pacte vert européen), aura fini par subir les affres de la pandémie. Deuxième déception, la réforme de la Politique Agricole Commune (PAC), ayant lieu tous les sept ans, a été fortement critiquée par les écologistes et activistes en raison de son manque d’ambitions environnementales et par son incompatibilité au Green Deal. En dépit d’un départ peu prometteur pour le Green Deal européen, les écologistes sont loin de baisser les bras pour assurer la mise en œuvre d’une société zéro carbone d’ici 2050.
Pour en savoir plus, Eyes on Europe est allé à la rencontre de Saksia Bricmont, eurodéputée belge pour le parti des Verts, écologiste, pro-européenne, et membre de la Commission parlementaire du commerce internationale. Ayant été fermement opposée à la réforme de la PAC, votée le vendredi 20 octobre par le Parlement européen, elle nous apporte son approche critique sur cette réforme qui laisse à désirer. Nous en avons profité pour aborder les enjeux climatiques européens, les projets de lois et le rôle de l’UE à l’échelle mondiale et commerciale.
EoE : Pourquoi est-il important que la PAC à l’échelle européenne réponde aux ambitions du Green Deal ?
SB : Tout d’abord, le Green Deal c’est un vaste sujet. Nous nous sommes positionnés sur une PAC – nous avons négocié au Parlement sur base de la proposition de la Commission intérieur (la Commission Juncker) – qui a été négociée un an-et-demi en Commission Agriculture, et soumise au Parlement cette année. On a apporté toute une série d’amendements au projet, parce qu’on estimait que la mouture qui nous était proposée était terriblement conservatrice et très ressemblante au texte précédent et donc aux sept dernières années de la PAC.
Alors, entre-temps beaucoup de choses se sont passées. On a eu les élections, une nouvelle Commission européenne qui a adopté, sans les Verts mais avec leur soutien in fine, un Green Deal (le pacte vert européen). Le Green Deal fixe une trajectoire pour l’Union européenne qui est clé pour nous, pour atteindre une société zéro carbone d’ici 2050. Les implications sont énormes et beaucoup de gens, notamment au niveau politique, ne prennent pas encore la mesure de l’enjeu. Atteindre une société zéro carbone quand on connait tous les secteurs émetteurs d’émissions de CO2 et de gaz à effet de serre, cela nécessite d’enclencher une véritable réforme.
“Dans le contexte actuel, la résilience nous parle d’avantage et nous voulions avancer vers une société résistante et capable d’encaisser les chocs.”
Bref, ce texte a été adopté, cette trajectoire est donnée et de ce Green Deal découle une série d’enjeux et de stratégies. Pour le secteur agricole, il existe déjà une stratégie “de la ferme à la fourchette”. Elle consiste à définir des objectifs très clairs en matière de soutien aux méthodes agro-écologiques, à la restauration de la biodiversité, au rôle de la terre comme puit de carbone, et donc à la manière dont on doit la préserver. Cette stratégie est soutenue par un volet “recherche et innovation” pour rendre notre système alimentaire et agricole plus résilient. Dans le contexte actuel, la résilience nous parle d’avantage et nous voulions avancer vers une société résistante et capable d’encaisser les chocs.
Progresser vers ce que nous, écologistes, défendons depuis longtemps, c’est la relocalisation des systèmes de production alimentaire et de consommation. Nous estimons aberrant, par exemple, de produire des pommes de terre en Belgique pour être exportées vers le Pérou, un producteur historique de pomme de terre. D’abord, il y a des implications négatives pour les paysans péruviens qui vivent de cette production. Ensuite, chez nous en cas de choc comme celui qu’on vient de vivre avec la pandémie, nous nous retrouvons bloqués dans nos exportations avec un surplus de pomme de terre. On invite donc le Belge à consommer plus de frites, pour l’anecdote, mais cela démontre les limites de ce modèle interdépendant et mondial. Nous ne sommes pas contre la mondialisation et beaucoup de flux vont continuer à exister, mais il y a d’autres flux commerciaux qui doivent être revus pour vraiment penser plus local et résilient.
On voit avec ce système global d’exploitation au Brésil et notamment de déforestation à des fins agricoles pour la culture de soja, produit et traité avec des pesticides pas toujours autorisés en Europe qui sera destiné à la production de bétail. Ici aussi, on peut questionner ce modèle puisque les vaches ça rumine, donc pourquoi ne pas retourner vers un modèle d’avantage axé vers le pâturage ? Ce sont des éléments comme ceux-ci qui sont contenus dans cette fameuse stratégie de « la ferme à l’assiette », mais pas dans la PAC.
Il y a un problème de cohérence, parce que la PAC précédente prévoyait déjà une série de mesures soucieuses de l’environnement avec un pourcentage d’aide allouée aux agriculteurs engagés dans une démarche écologique. La nouvelle mouture prévoit des dispositifs environnementaux identiques, sauf qu’elle ne les augmente pas et donc on est dans un système finalement de statu quo. Pourtant, aujourd’hui, on a très clairement défini au niveau européen des objectifs climatiques, environnementaux et de protection de la biodiversité. Il semblerait que la politique agricole n’y contribuera pas.
“… ce qui compte dans le contexte Européen c’est de fixer des cadres ambitieux permettant de manière collective l’atteinte d’objectifs.”
Maintenant, le Parlement a adopté sa proposition. Nous avons voté contre, parce que nous avons perdu tous nos amendements qui déterminent des objectifs en matière de renforcement du volet biodiversité et des objectifs climatiques. Nous avons aussi proposé que la PAC soit subsidiée à l’unité de main d’œuvre et que progressivement cette forme de subside remplace la forme de subsides actuelle qui soutient les grandes exploitations agro-industrielles. Nous voulions sortir de ce schéma pour pouvoir soutenir les petits éleveurs et agriculteurs, en termes d’espace, qui ont une approche plus diversifiée de la production agricole. Les maraichers ! Ils se développent de plus en plus dans nos régions, mais n’ont aucune possibilité de recourir aux aides dans le cadre de la PAC. Et pour nous, ce n’est pas normal que 320 milliards d’euros, venant aussi des impôts des consommateurs, aillent vers l’agro-industrie et notamment exportatrice.
Les États ont encore une petite marge de manœuvre dans le cadre qui a été fixé. Une fois ce cadre négocié, les États Membres devront définir leur plan stratégique ; et dans ce plan, ils auront le choix d’être soit maximaliste ou minimaliste en fonction des normes qu’ils choisissent. Ça on le regrette, car ce qui compte dans le contexte Européen c’est de fixer des cadres ambitieux permettant de manière collective l’atteinte d’objectifs. Donner trop de marge de manœuvre aux États membres, leur permettant de prendre des mesures environnementales à minima, pour nous c’est une occasion manquée.
EoE : Si la PAC devait être appliquée comme telle, est-ce déjà perdu pour la réussite du Green Deal ?
SB : Il y a donc le rôle des États membres. Certains seront plus ambitieux, puisqu’ils se sont fixés des objectifs climatiques. Par exemple, la Belgique s’est fixée un cap de moins 55 pourcents d’émissions CO2 pour 2030, et pour y arriver le pays va devoir inclure le secteur agricole dans ses mesures. Avec un bémol, puisqu’on voit en France et en Belgique, des dérogations accordées aux agriculteurs pour l’utilisation de certains pesticides comme notamment les néonicotinoïdes – ces pesticides tueurs d’abeilles. Qu’on se le dise, il y a encore du boulot, puisqu’une des ambitions de l’UE c’est la suppression des pesticides à l’horizon 2050. Malheureusement, on voit que les dérogations continuent et on est encore loin du cap zéro pesticides, pourtant il faut s’y mettre parce que cela fait partie intégrante de la lutte contre le réchauffement climatique.
Pour les lueurs d’espoir, dans le cadre du budget, on a négocié un élément intéressant pour nous les Verts, qui a été soutenu au Parlement européen. Dans la proposition budgétaire, 30 pourcents du budget européen et de la relance doivent être consacrés aux mesures politiques climatiques, 10 pourcents pour celles liées à la biodiversité. Pour les 70 pourcents restants, on a convenu – et c’est une grande première – du principe de do no harm (ne pas faire de mal). Cela veut dire qu’il va falloir au niveau national et européen que les politiques soient vues avec des lunettes environnementales et sociales pour analyser les impacts négatifs. C’est crucial pour nous, car cela signifie que nous pouvons changer de direction en matière, par exemple, de soutien public aux énergies fossiles. Néanmoins, ce principe ne contribue pas aux mesures européennes, mais on peut s’y reposer pour orienter le budget vers des politiques qui visent les ambitions de Paris par exemple.
Pour donner un exemple concret, le principe de précaution, inclus dans les textes en matière de santé, nous a permis en Europe d’avoir des normes plus ambitieuses qu’ailleurs en matière d’OGM (organisme génétiquement modifié), en matière de pesticides cancérigènes, d’utilisation de produits chimiques, etc. Au nom du principe de précaution, on a réussi à exclure certains produits du marché européen. Le principe de do no harm est similaire, mais il prend en compte des indicateurs environnementaux et sociaux.
Il y a encore des discussions qui doivent être tenues sur ces perspectives, qui prennent trop de temps, j’en suis consciente. Jusqu’à présent, les discussions sur les ressources propres européennes ont été actées dans le cadre de la négociation budgétaire. D’autres discussions sont à avoir concernant une taxe sur les transactions financières, et rencontrent un accueil plus favorable sur l’idée d’une taxe. Ce qui doit encore être conclu, c’est ce qu’elle doit recouvrir : les entreprises, la spéculation, etc. Pour ça, on aura besoin de toute la mobilisation des citoyens et des sociétés civiles pour faire pression sur les politiques. Mais ce n’est pas maintenant que ça se passe, ça sera plus tard.
“Avec une loi climat européenne, cela signifierait que tous les États membres seraient contraints d’adopter un plan d’action pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris….”
EoE : Sur quels projets européens faudrait-il être plus attentif dans les mois qui viennent, il y a la loi climat, mais on parle aussi d’une taxe carbone ?
SB : Effectivement, il y a la loi climat sur lequel le Conseil doit prendre position par rapport aux principaux enjeux ce week-end [dernier]. C’est l’objectif de réduction d’émissions CO2 de moins 55 pourcents d’ici 2030 qui sera fixé et deviendra contraignant pour les États membres. Jusqu’ici, l’accord de Paris se reposait sur une base volontaire, c.-à-d. il n’y a aucun instrument de sanction possible et aucun mécanisme de suivi officiel. Avec une loi climat européenne, cela signifierait que tous les États membres seraient contraints d’adopter un plan d’action pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris et potentiellement, ils pourraient être soumis à des sanctions s’ils ne les atteignent pas.
Sur la mise en œuvre de cette loi climat, il y a la taxe carbone. D’ailleurs, on ne parle pas de “taxe”, parce que à l’échelle de l’UE, un tarif aux frontières n’est pas compatible avec les normes de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). On parle plutôt d’un « mécanisme d’ajustement carbone » aux frontières. Pourquoi ? Pour faire en sorte que sur les produits importés sur le marché européen, leurs coûts reflètent aussi l’ampleur de leur émissions CO2. Inversement, l’objectif est aussi d’éviter que l’UE aille produire à l’extérieur et réimporter sur son marché, sans tenir compte des émissions produites ailleurs.
Par rapport à cette « taxe carbone », les pays des continents voisins nous regarde, le Canada en particulier. Cependant, aux États-Unis, Joe Biden pendant sa campagne a déclaré vouloir se pencher sur un mécanisme similaire. La Chine s’est aussi assignée des objectifs de société zéro carbone – et quand les chinois se fixent des objectifs ils les atteignent plus vite que nous. On voit donc que les dynamiques évoluent en matière climatique, et ces enjeux prendront de l’ampleur dans les mois et les années qui viennent. Il faudrait discuter à l’échelle de l’OMC sur un mécanisme comme celui-ci, pour que justement tous les pays s’y mettent, car la lutte contre le réchauffement climatique c’est une lutte mondiale. Plus on se mettra d’accord sur des mécanisme, plus on avancera ensemble en gardant bien à l’esprit – et là j’insiste – que cette transition écologique doit être sociale. Il ne s’agit pas d’adopter des normes qui laissent de côté toute une série de la population, voir des pays entiers.
“En outre, au travers des budgets de coopération au développement, il faut que tout converge vers la lutte et l’adaptation au changement climatique. “
Dans le cadre des négociations internationales sur le climat, il faut donc réfléchir à une forme de compensation pour les pays en développement. Il serait simple de produire dans ces pays et puis d’exiger une forme de contribution supplémentaire en important leurs produits sur le marché européen. En outre, au travers des budgets de coopération au développement, il faut que tout converge vers la lutte et l’adaptation au changement climatique.
La taxe carbone, nous y travaillons, via le volet environnemental et dans ma Commission commerce internationale (INTA), puisque ça touche au cœur des questions commerciales. Ça s’intègre à nos discussions actuelles sur la prise en compte et la comptabilité de nos relations commerciales avec nos objectifs climatiques. Le commissaire européen au commerce a annoncé une initiative sur le volet climatique de la politique commerciale. Nous voyons donc que les acteurs commencent à évoluer et à intégrer les enjeux environnementaux et climatiques. Cependant, comme la PAC, la politique commerciale demeure encore centrale et revête des compétences quasiment exclusives européennes qui ne sont pas compatibles aujourd’hui avec le Green Deal. Les choses évoluent, nous y travaillons assidûment, mais il y a encore du boulot pour que nos accords commerciaux s’accordent à nos ambitions écologiques.