Le harcèlement sexuel au sein des institutions européennes, une réalité ?
12 March 2018 /
Alexia Fafara 7 min
Jeanne Ponté, assistante parlementaire d’Edouard Martin depuis 2014, avait annoncé à la presse en octobre dernier tenir un carnet régulièrement mis à jour où elle consigne tous les incidents relatifs au harcèlement sexuel subi par ses collègues ou par elle-même. Entretien.
Dans les couloirs du Parlement européen, Jeanne Ponté est facilement reconnaissable: de par ses vêtements colorés, on la distingue de la foule que l’on croise entre deux ascenseurs, habituellement vêtue de noir, gris ou éventuellement de bleu marine. Reconnue, elle l’est pour sa détermination dans la défense des droits des femmes aussi bien dans l’enceinte de l’institution européenne qu’au-delà de la bulle bruxelloise. Juriste de formation et assistante parlementaire d’Edouard Martin depuis 2014, la jeune femme de 27 ans avait annoncé à la presse en octobre dernier, tenir un carnet régulièrement mis à jour où elle consigne tous les incidents relatifs au harcèlement sexuel subi par ses collègues ou par elle-même. Depuis, si la couverture médiatique de cette information a progressivement décru, les efforts de la Nancéienne d’origine pour que justice soit rendue aux victimes, eux, se poursuivent sans relâche.
Eyes on Europe : Vous avez mis à l’agenda médiatique le problème du harcèlement sexuel au sein du Parlement européen quelques jours après l’affaire Weinstein mais vous avez recueilli des témoignages dès votre arrivée au Parlement européen en 2014…
Jeanne Ponté : Effectivement, j’ai commencé à collecter un certain nombre de témoignages, soit des témoignages de mes collègues soit des choses qui m’étaient arrivées en tant que jeune salariée au Parlement européen dès mon arrivée. J’ai commencé à y travailler à tout juste 24 ans, dans une commission parlementaire encore tenue majoritairement par des hommes, qui est la Commission Industrie, Recherche et Energie (ITRE). J’ai donc commencé à travailler sur ces thématiques et à entrer en contact avec certains députés européens mais aussi des représentants industriels et des représentants des Etats membres. Lors d’une conférence, en juillet 2014, au début de cette mandature donc, alors que nous étions mon équipe et moi en train de travailler lors d’une table ronde mêlant les représentants industriels des Etats membres mais aussi des députés européens, j’ai vu ce député allemand que je ne connaissais pas à l’époque car je venais d’arriver depuis une semaine au Parlement. Je l’ai vu me regarder avec beaucoup d’insistance et puis il s’est mis à me suivre, ce qui m’a mise extrêmement mal à l’aise. A un moment donné, je ne l’ai plus vu, j’ai pensé qu’il était parti et je me suis sentie soulagée mais en réalité, il attendait à la sortie de la salle. Lorsque moi-même je suis sortie pour quitter la réunion, il m’a barré la route en maintenant son bras sur ma taille et en constatant que c’était la première fois qu’il me rencontrait, qu’il aimerait faire plus ample connaissance, qu’il ne m’avait jamais vu avant et qu’il aimerait bien savoir quelle était ma profession – assistante parlementaire ou journaliste – et si j’étais libre pour aller boire un verre avec lui, tout ça en me maintenant par la taille. Quand on est une jeune femme de 24 ans qui vient d’arriver, on n’a pas forcément envie de créer des vagues, de hurler sur la personne… Je lui ai répondu non et je me suis libérée en poussant son bras. Sur le chemin du retour en rentrant chez moi, je me suis mise en colère et je me suis dit que ça ne pouvait pas durer, qu’il ne fallait surtout pas s’habituer. J’ai donc commencé un carnet de notes à ce moment-là et je l’ai avec moi depuis 4 ans. C’est un carnet de notes pour justement ne pas s’habituer car le plus grand des dangers dans ces situations de harcèlement sexuel, c’est de s’habituer. J’ai beaucoup entendu autour de moi : “Mais c’est comme ça, la politique est un milieu d’hommes”, “on doit s’y faire” etc. Moi je n’avais pas envie de m’y faire, de considérer que ce type de comportements est normal, donc écrire c’est maintenir une trace et ne pas s’habituer. Mon idée seconde était que, dans une structure comme le Parlement européen bien que le Parlement européen évidemment ne soit pas la seule structure concernée par le harcèlement sexuel, il y a aussi un autre problème qui est celui de la nébuleuse : c’est une grande structure avec différents types de contrats de travail, avec des prestataires de service, des détachés, des personnes qui ne sont là que pour 4 mois, des stagiaires, il y a beaucoup de turn-over… Et puis c’est un monde où tout se sait très facilement et ce carnet a eu l’objectif de créer des solidarités entre femmes parce qu’elles existent, et c’est pour cela qu’au départ c’était mes expériences personnelles que j’écrivais dans ce carnet et c’est devenu celles de mes collègues et des récits d’expériences vues. .
EoE : Pourquoi avoir révélé l’existence de ce carnet, après l’affaire Weinstein? Etait-ce pour vous une fenêtre d’opportunité à saisir?
P. : Non ça ne s’est pas vraiment passé comme cela, mais cela s’est fait d’une manière détournée. Edouard Martin a été interviewé par la radio régionale Lorraine et cela juste après les propos de Bruno Le Maire, ministre de l’économie, qui avait précisé que même s’il avait été témoin d’une situation de harcèlement sexuel, il n’aurait pas dénoncé. Suite à cela il avait dû présenter des excuses publiques etc. En France le débat commençait mais à Bruxelles, au Parlement européen, pas du tout et Edouard Martin était interviewé à ce sujet et il m’avait demandé si je souhaitais préparer cet entretien téléphonique avec lui, ce que j’ai évidemment accepté. Depuis le début, Edouard Martin et mes collègues – Maxime Herrmann, Philippe Morvannou et Bénédicte Vogel – sont au courant que je tiens ce carnet, ils ne l’ont pas découvert à ce moment-là. En préparant l’entretien, Edouard Martin m’a demandé si je souhaitais parler de ce carnet car jusqu’à présent nous n’avions pas eu l’opportunité d’en parler, je lui en ai donc donné l’autorisation et après avoir interviewé le député, la journaliste a voulu m’interviewer à mon tour. C’était le mardi 17 octobre. Le surlendemain, je suis partie en mission avec Edouard Martin dans le sud de l’Italie à Tarante pour visiter une entreprise et entre temps mon interview s’était retrouvé sur Radio France, France Info, France Inter, 20 minutes, BFM etc.
EoE : Quelles réactions avez-vous pu observer suite à ces révélations?
P. : J’étais dans le sud de l’Italie quand les médias ont repris cette information donc je recevais des centaines d’appels sur mon téléphone, je ne savais pas ce qui se passait, des appels d’amis, de connaissances que je n’avais pas vu depuis 10 ans… Beaucoup de soutien. La semaine suivante, lors de la session à Strasbourg, le travail de fond a commencé. J’ai décidé de maintenir la pression médiatique même si je ne l’avais pas recherchée, car elle était indispensable pour créer du débat au sein du Parlement européen. Nous avons donc pris la décision de répondre à tous les médias à ce sujet, une cinquantaine d’interviews pour des médias du monde entier ou presque. Il y a deux semaines encore nous avions des demandes et là nous sommes toujours en contact avec certains journalistes. Cette expérience nous a aidé pour maintenir la pression. Les réactions ont été extrêmement positives car au Parlement européen beaucoup de personnes attendaient ce moment, parfois depuis des années. En revanche, ce qui a été assez dur pour moi personnellement est que j’ai été considérée comme la lanceuse d’alerte. Par conséquent j’ai reçu beaucoup de mails de victimes qui ont partagé énormément de choses avec moi, qui m’ont expliqué leur histoire, ce qui a été difficile à gérer. Il y a aussi eu des réactions de prudence de la part de certaines personnes au Parlement européen qui considéraient que protéger l’image du Parlement signifiait devoir taire un certain nombre d’agissements, ce qui ne doit pas être le cas. J’ai expliqué aux hautes instances du Parlement que pour moi qui me sens extrêmement européenne de par mon histoire et de par mes études, il était hors de question de défendre un Parlement européen qui protégerait des criminels et c’est justement en faisant le ménage que l’institution en ressort gagnante. Il y a aussi eu des réactions négatives, des personnes qui ont arrêté du jour au lendemain de me dire bonjour, qui me regardaient différemment, qui ont pensé que je faisais ça pour mon intérêt personnel, certaines réactions de jalousie aussi certainement. Mais ce sont des réactions que je n’ai pas prises en compte car la priorité était de défendre la cause donc j’ai dû me protéger face à cela.
EoE : Où en êtes-vous aujourd’hui avec vos revendications? Est-ce que vous estimez que des choses ont changé depuis votre intervention?
P. : Ces derniers temps j’en ai eu marre d’entendre que la parole des femmes se libérait. Les femmes ont toujours été libres de dire ou de ne pas dire. En revanche, c’est un moment où les oreilles sont prêtes à entendre, à écouter. Le 26 octobre 2017, les députés européens ont voté la résolution contre le harcèlement sexuel et les abus sexuels dans l’Union européenne. Cependant, il semble que tous les points de la résolution ne vont pas être appliqués, il y en a certains qui sont trop exigeants pour les instances du Parlement européen. Parmi les points problématiques, il y a la demande d’un audit externe, une formation obligatoire pour tout le personnel du Parlement européen et la recomposition des deux comités anti-harcèlement avec des experts indépendants car actuellement dans l’un il y a une présence de députés et dans l’autre de l’administration, ce qui n’encourage pas du tout les victimes à porter plainte. Avec un collectif de 28 personnes au Parlement européen, nous avons lancé un appel à signatures des travailleurs et travailleuses pour récolter leur soutien et rencontrer le président Tajani lundi prochain avant la réunion du Bureau des vices-présidents et lui remettre les noms des signataires et leur volonté de faire respecter ces trois points.
EoE : En ce moment dans l’Union européenne, nous pouvons observer des situations inquiétantes du point de vue des droits des femmes: violences en tous genres, refus de signer la Convention d’Istanbul, inégalités salariales etc. Geneviève Fraisse disait que l’Union européenne était plus féministe que ses Etats membres. Est-ce que vous pensez effectivement que c’est l’Europe qui est ambitieuse et que les Etats membres freinent les initiatives ?
P. : L’Europe a effectivement toujours été portée par des femmes de caractère sur des idées européennes mais pour autant l’histoire a fait l’impasse sur ces mères fondatrices de l’Europe car on parle beaucoup des pères fondateurs mais jamais des mères fondatrices… Or on voit que des femmes en Europe ont eu un impact conséquent et je pense notamment à l’exemple français d’Olympe de Gouges qui a été la première à écrire une déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Les mouvements populaires, de 1848, ont aussi été portés par des femmes, les mouvements de résistance… La réécriture de l’histoire a souvent été faite par des mains masculines en oubliant les actrices féminines de l’histoire. Mais il ne s’agit pas tellement d’une dialectique entre Europe et Etats membres mais plus d’une manière générale, d’une dialectique entre ceux qui décident, les élu.e.s et le/la citoyen.ne. Or, aujourd’hui je pense que c’est les citoyen.ne.s qu’il faut replacer au centre du débat car c’est elles et eux qui devraient décider. Actuellement, il y a une prise de conscience de la société civile ce qui est positif car il faut pallier les lacunes, laissées par les gouvernements des Etats membres et par les décideurs européens, par plus d’implication de la société civile et du monde associatif.
Alexia Fafara is studying for a Double Degree Programme in European Studies at Jagiellonian University of Krakow, Poland and the Institute of Political Studies in Strasbourg, France.