La Capitale, portrait humain des institutions européennes
18 February 2022 /
Arnaud De Meyer 6 min
La Capitale, prix du Livre Allemand 2017 écrit par le philosophe et essayiste autrichien Robert Menasse, reste assurément un livre pertinent et perspicace qui dépeint les institutions européennes à travers ceux qui l’animent. L’auteur viennois nous décrit les institutions européennes comme si on y travaillait. Cette satire des institutions, et plus particulièrement la Commission, ne s’arrête toutefois pas au simple portrait du fonctionnement de l’Union et de ceux qui l’occupent. Robert Menasse, en rendant compte des logiques internes des institutions par le prisme de ceux qui les pratiquent, révèle bien plus de l’histoire de la construction européenne et des grandes discussions qui structurent l’intégration européenne.
Jubilee Project – Une Europe en quête de légitimité
Le roman de Robert Menasse, sur fond d’enquête policière, rentre dans le cœur de la Commission à travers l’organisation du Jubilee Project, événement en quête d’un moment européen censé célébrer le cinquantenaire de la fondation de la Commission européenne. Cette entrée dans les couloirs des institutions montre la place incontestable de la communication au sein de la Commission. Donnant sa voix au personnage de la directrice générale de la DG COMM (le service communication de la Commission), le philosophe nous donne, selon lui, les raisons de la mauvaise presse des institutions européennes auprès des citoyens. Ainsi, il constate des critiques principalement de forme et non de fond vis-à-vis de la Commission. Dans son livre, il remet en cause la légitimité démocratique de l’Union, tout en critiquant l’inertie de son fonctionnement. Il met également en évidence son rôle de régulation.
A travers ces critiques que relève Robert Menasse, on retrouve cette Europe technocratique qui gère des soucis en dehors des réalités directes des citoyens. Cela fait référence aux théories de la chercheuse Vivien Schmidt, professeure de l’intégration européenne et membre du programme Jean Monnet, qui relève trois formes importantes de légitimation du processus démocratique de l’Europe. Ainsi, elle explique que la balance entre l’input legitimacy qui se définit par la capacité des représentants européens à répondre aux enjeux auxquels les citoyens portent intérêt à travers la participation et leur représentativité, et l’output legitimacy qui se juge en termes de résultats des politiques visibles par les citoyens, doit être complétée par les enjeux de transparence et de communication du processus. La chercheuse parle alors de throughput legitimacy entre identification des problèmes et les solutions qui y sont apportées. C’est de cette manière qu’un citoyen peut se rendre compte que l’Europe ne discute pas seulement du calibrage des tomates ou de la résistance aux flammes des sous-vêtements, mais traite de sujets qui touchent à notre quotidien. Robert Menasse insiste ainsi, à travers la mise en place du Jubilee Project,sur les enjeux de transparence auprès des citoyens. Le processus de légitimation de l’Europe implique nécessairement pour les citoyens de penser l’Europe.
« Plus jamais ça ! »
De plus, à travers l’organisation du cinquantenaire de la Commission européenne, Robert Menasse nous montre que l’expérience d’Auschwitz n’a jamais autant rassemblé les visions nationales opposées et les identités et cultures diverses. Dans cette lignée, l’auteur présente le Jubilee Project comme un moment mémoriel. Les derniers survivants des camps de concentration sont invités afin de témoigner. Témoigner de la guerre, mais surtout à quel point la fin de la guerre et la construction de l’Union européenne ont été des moments de dépassement des nations face à l’horreur des camps.
Dans son roman, Robert Menasse fait référence aux dépassements des considérations nationales en se basant sur un débat entre historiens à propos des débuts de l’unification de l’Europe. Ce débat a pour origine un récit dystopique du britannique Andrew Roberts, The Aachen Memorandum (1995) mettant en scène une résurgence du fascisme dans le projet européen. Il bâtit ainsi les bases d’un discours anti-européen cherchant à lier les premiers penseurs de l’Europe à l’idéologie de l’Allemagne nazie. Ce discours entre en opposition avec celui trouvant les origines de l’idée d’Europe dans la résistance. Cette narration anti-européenne s’est amplifiée outre-Manche avec le Brexit. On la retrouve également parmi les discours des mouvements politiques d’extrême-droite visant à délégitimer l’Union européenne. Elle fait des raccourcis historiques entre les penseurs issus du mouvement pan-européen et la propagande nazie qui défend notamment un continent unifié où la libre circulation sera possible dans une économie commune. L’auteur revient ainsi sur le fondement premier de la construction européenne : une intégration économique pour reconstruire l’Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale et éviter le retour d’un conflit sur le continent européen.
La pratique des institutions européennes
Les observations du philosophe sur le fonctionnement pratique des fonctionnaires européens rappellent finalement le débat autour de l’Europe comme système politique. Qu’est-ce que l’Europe ?
Robert Menasse a pratiqué Bruxelles et s’est imprégné de ses quartiers pendant trois ans. A travers la lourdeur administrative par laquelle doivent passer les instigateurs du Jubilee Project ou la rivalité fraternelle entre les frères Susman – entre celui qui a récupéré l’entreprise familiale en Autriche et celui qui a fait des études et a décroché une fonction à la Commission européenne – il raconte la construction de l’Europe comme centre de pouvoir.
Les institutions peuvent-elles fonctionner sur le mode de l’État-nation pour assurer une adhésion des citoyens au projet européen ? C’est la question que pose Stefano Bartolini lorsqu’il s’interroge sur la redéfinition des frontières de l’État dans le projet européen. Le dépassement des considérations nationales qui tend à effacer l’État-nation ne propose pas d’appartenance assez claire pour se revendiquer citoyen européen. L’intégration européenne, essentiellement réalisée dans la confusion entre élites nationales et supranationales, a favorisé une intégration par le marché intérieur. Cette dernière repose sur les quatre libertés de circulation. Mais l’intégration européenne est aussi une intégration par le droit, qui concrétise la Cour de Justice européenne comme espace d’arbitrage supérieur entre sécurités sociales et libéralisation du marché.
Ces conceptions théoriques de l’Europe se retrouvent finalement au sein du livre du philosophe, notamment lorsqu’il s’attarde sur l’importance de la DG TRADE par rapport à la DG COMM, ou qu’il retrace le parcours de ces fonctionnaires qui ont quitté leur pays pour venir travailler dans ‘l’Arche de Noé’.
Ces simples considérations montrent rapidement l’étendue des sujets que couvre ce roman, dans un style narratif tout à fait accessible et spontané.
A travers les histoires croisées des différents protagonistes de son roman, Robert Menasse revient finalement sur différents pans des études sur l’intégration européenne en abordant en filigrane les débuts de la construction du projet européen, les logiques d’influences au sein de la bulle européenne ou encore les enjeux au sein d’une Europe éminemment coordonnée dans sa pratique par les logiques du marché interne. Le philosophe nous dessine le quartier européen et ses alentours en forçant le trait sur les clichés qui caractérisent les différents acteurs qu’il a pu rencontrer dans la phase d’élaboration de son roman, ces clichés qui in fine font vivre l’Europe.
Robert MENASSE, La Capitale, France, Editions Verdier, Collection « Der Doppelgänger », 2017
Cet article est paru dans le numéro 35 du magazine