La guerre en Ukraine peut-elle être le tournant de la transformation énergétique en Europe ?
09 January 2023 /
Bruno De Sousa 7 min
L’hégémonie des sources d’énergies
Bien que de nature militaire, les conséquences de l’invasion russe en Ukraine se sont étendues à d’autres domaines de la société tels que l’économie, le social et, bien sûr, la politique. En réaction, et sans pouvoir intervenir directement dans le conflit, plusieurs pays du monde ont imposé des sanctions économiques et politiques à la Russie afin de la dissuader de ses actions. Néanmoins, l’une des industries russes les plus cruciales n’a pas été touchée en raison des dommages qu’elle aurait pu causer à la plupart des pays européens : l’exportation de gaz et de pétrole. Tel que mentionné par le sénateur nord-américain John McCain : «La Russie est une station-service géante qui se déguise en pays». En effet, le pétrole et le gaz représentent une partie significative des exportations du PIB de la Russie.
Une relation toxique entre démocraties et autocraties
La plupart des pays européens étaient dépendants du pétrole et du gaz russes, et dans une certaine mesure certains le sont encore. Avant l’invasion russe du 24 février 2022, la Macédoine du Nord, la Bosnie-Herzégovine et la Moldavie dépendaient à 100 % du gaz russe: le gaz que ces pays utilisaient pour tous leurs secteurs (domestique et industriel par exemple) provenait de Russie. D’autres pays, comme la Finlande et la Lettonie, se situent aux alentours de 90 %. Parmi les autres pays à forte dépendance du gaz et du pétrole russe, on peut citer la Bulgarie, l’Allemagne, et l’Italie.
La situation est donc à double tranchant pour la plupart de ces pays : pour nuire à la Russie sur le plan économique, ils devraient infliger un préjudice personnel à leur économie. Par conséquent, si ces pays appliquaient des sanctions contre les secteurs pétrolier et gazier russes, leur population ressentirait les effets de l’invasion sur ses propres poches, ce que les gouvernants nationaux préféreraient éviter à tout prix. Néanmoins, grâce à un processus complexe de négociations et de compromis, ainsi qu’à l’aggravation du conflit militaire, le bloc européen a avancé lentement mais sûrement dans le processus de sanction de la Russie.
En parallèle, l’UE était en pleine révolution verte, avec un passé riche en événements marquants tels que l’Accord de Paris et le Pacte Vert. Étant donné que l’UE est l’acteur international le plus investi pour la lutte au changement climatique, il est important d’analyser comment l’invasion russe affecte ses ambitions environnementales.
D’un côté, certains défendent l’idée que la transition vers des énergies vertes sera plus rapide en raison de l’invasion. En effet, au cours des dernières années, certains individus, organisations et autres acteurs économiques et politiques ont plaidé pour une adoption plus radicale des énergies alternatives propres, telles que l’éolien, l’électricité, etc. Néanmoins, l’une des principales réticences du camp adverse reposait sur le coût de la transition d’industries entières vers les énergies vertes. Mais dans ce cas de force majeure lié à la sécurité et à la défense, les gouvernements européens sont déjà forcés de passer à des fournisseurs alternatifs. Et si les pays européens doivent trouver d’autres sources d’énergie, pourquoi ne pas profiter de ce changement majeur pour intégrer des énergies plus propres ?
Green Corridor : une réponse ibérique
Toutefois, l’invasion a tout de même eu une retombée positive, si l’on peut dire; à savoir la motivation à changer des sources d’énergie. D’un autre côté, le principal défi de cette transition réside dans la rapidité du processus. En effet, les États ont besoin d’obtenir des sources alternatives pour remplacer la consommation actuelle de gaz et de pétrole, surtout en hiver lorsque la consommation domestique est beaucoup plus élevée. Et, finalement, le principal défi est le suivant: passer à des énergies plus propres nécessiterait des années pour construire l’infrastructure nécessaire pour commencer à en bénéficier. Par exemple, le 20 octobre 2022, le Portugal et l’Espagne, avec le soutien politique de l’Allemagne, ont réussi à persuader la France d’accepter une nouvelle connexion de gazoduc. Ce projet a comme objectif de transporter de l’hydrogène et d’autres gaz naturels au reste de l’Europe, sous le nom de Couloir d’Énergie Verte. Le plan permettra aux fournisseurs d’expédier du gaz par l’Atlantique et l’Afrique occidentale, qui arrive au Portugal où il est dé-liquéfié. Ensuite, le gaz est expédié vers Barcelone, en Espagne, où il est envoyé, à travers des pipelines maritimes, à Marseille, en France. Pendant des années, ce projet a été gelé sous le nom de MidCat, puisque la France affirmait que la construction de gazoducs à travers les Pyrénées endommagerait l’environnement et serait trop coûteux. Cependant, les critiques ont souligné que les principales raisons de ce blocage sont fondées sur l’intérêt de la France à maintenir son monopole sur les énergies en Europe centrale. En effet, une Ibérie mieux connectée pourrait faire baisser les revenus des entreprises françaises. Par exemple, l’Espagne à elle seule est responsable d’environ 39% de la capacité totale de regazéification du gaz naturel liquéfié (GNL) dans l’UE, alors qu’elle ne dispose que de deux pipelines de faible capacité la reliant à la France. De la même façon, dans les années 1980, la France avait déjà montré une certaine hésitation à accepter la candidature de l’Espagne (et par conséquent du Portugal, puisqu’elles étaient couplées) au Marché Commun, par crainte de la forte concurrence de l’agriculture espagnole. Néanmoins, même si le projet est approuvé, il faudra environ sept ans pour le construire, selon le Ministre de l’Energie espagnol. Et comme indiqué précédemment, les pays doivent trouver des alternatives le plus rapidement possible, de préférence avant l’hiver prochain.
La réponse énergétique de l’UE
De son côté, l’UE a présenté en mai 2022 le projet REPowerEU, qui vise à définir des mesures, en réponse à l’invasion russe. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer l’économie d’énergie, la production de l’énergie propre et diversifier les approvisionnements énergétiques dans le but de rendre l’Europe indépendante de la Russie d’ici 2030. Certaines de ces mesures ont une portée à court terme en créant par exemple une plateforme d’achats communs de gaz et de GNL ainsi que d’hydrogène. On peut souligner aussi le remplissage des stocks de gaz à 80% avant le 1er novembre 2022 (un objectif déjà atteint) et des recommandations pour inciter les citoyens et les entreprises à réduire leur consommation de gaz. ;
D’autres mesures encore ont une portée à moyen terme, puisqu’elles doivent être achevées avant l’année 2027. Pour n’en citer que quelques-unes, il s’agit notamment de stimuler la décarbonisation industrielle avec projets s’élevant à trois milliards d’euros de projets dans le cadre de l’innovation ; de mesures réglementaires visant à accroître l’efficacité énergétique dans le secteur des transports ; de nouvelles propositions de l’UE visant à garantir l’accès de l’industrie aux matières premières essentielles, etc. Avec RePowerEU, l’Union envoie un message fort indiquant qu’elle souhaite promouvoir et pousser l’adoption des énergies vertes. Néanmoins, l’UE est confrontée à des obstacles récurrents de la part d’États Membres tels que la Hongrie. Ce pays a non seulement bloqué les sanctions du Bloc contre la Russie en raison de son refus de couper le pétrole et le gaz, mais a également signé un nouvel accord avec la société d’État russe Gazprom, en augmentant sa dépendance énergétique. Ce n’est qu’avec un compromis, visant à ne pas affecter les pipelines terrestres hongrois que l’UE a pu appliquer son 6e paquet de sanctions contre la Russie. Ainsi, alors que l’UE a clairement montré son soutien à une transition plus «agressive» vers des énergies plus propres, certains États Membres ne partagent pas le même enthousiasme. Ces dernières privilégient à court terme la satisfaction de leur population nationale au détriment du bien commun des pays européens et de l’environnement.
L’Europe prise entre une accélération et un déclin de l’énergie verte
En bref, les pays sont pressés de trouver des alternatives assez rapidement. Par conséquent, certaines personnes, entreprises et gouvernements pensent qu’il n’y aura pas d’accélération de la transition énergétique, mais plutôt un mouvement de recul, du moins pendant les deux premières années. Cela est dû au fait que les intérêts stratégiques sont en jeu: la survie de l’État est la première priorité. Les pays peuvent choisir de revenir à des énergies déclassées, comme le charbon en Allemagne, pour soutenir la demande à court terme, et plus tard continuer la transition vers des énergies plus vertes. Il sera intéressant d’analyser la situation à l’avenir pour savoir lequel de ces scénarios se réalisera surtout dans un contexte politique international très dynamique et fluctuant.
Cet article est paru dans le numéro 37 du magazine