La guerre informationnelle russe : Le péril démocratique aux portes de l’Europe
24 June 2022 /
Thu-Lan Vo 8 min
En 1923, l’Union soviétique introduit la notion de désinformation avec la création d’une unité spéciale prévue spécifiquement à cet effet, le GPU. Cette pratique s’inscrivait dans une politique de mesures actives visant principalement la manipulation de la population par la diffusion d’informations trompeuses mais crédibles. Depuis lors, les exemples de désinformations russes se multiplient. En 1964, un agent soviétique a démarré la rumeur selon laquelle l’assassin de John Fitzgerald Kennedy, Lee Harvey Oswald, travaillait en réalité pour la CIA et avait été utilisé par la droite extrémiste. En 1983, le KGB est parvenu à insuffler l’idée, auprès de plusieurs médias, selon laquelle le virus du sida était en réalité créé par l’armée américaine à des fins de destruction massive. Plus récemment concernant le coronavirus, des comptes russes servant à la propagation d’informations ont permis le fondement, notamment, de la théorie selon laquelle ce virus avait été élaboré dans le but de masquer les répercussions négatives des tours 5G.
La pratique de la désinformation n’est qu’un pan de la guerre informationnelle dont nous sommes aujourd’hui les témoins. Ce type de guerre vise l’usage de l’information comme une arme à des fins d’influence de l’adversaire. Dès lors, des techniques telles que le chantage, la démoralisation ou encore le lobbying sont à placer aux côtés de la désinformation en tant qu’outils aux mains du dirigeant. La guerre informationnelle n’est pas spécifiquement russe mais il est vrai que la Russie en maîtrise les codes alors que les pays occidentaux semblent compartimenter ce qui relève de la guerre, au sens militaire, et ce qui relève de la cybersécurité. Les deux éléments étant pourtant liés, la cybersécurité pouvant servir à lutter contre les fausses informations.
Enjeux de la guerre informationnelle
Le but de cette guerre de l’information menée par la Russie est d’asseoir un certain contrôle de l’opinion publique en la déstabilisant, la polluant. Au-delà des communications dans les médias, cela passe également par la répression des opinions discordantes à la politique menée par le Kremlin. Le cas d’Alexei Navalny est un exemple des pratiques d’emprisonnement, voire de tentatives d’assassinat, à l’encontre des personnes critiquant les autorités russes. En outre, des enquêtes concernant les assassinats d’opposants au pouvoir, tels qu’Anna Politovskaya ou Boris Nemtsov, ont été effectuées mais de manière manifestement maigre et incomplète. Enfin, les moyens législatifs ne sont pas laissés de côté. Fin 2020, une loi a été adoptée permettant de désigner comme « agent de l’étranger » toute personne ou organisation ayant une activité politique ou étant financée par des pays autres que la Russie. Cela a eu pour conséquence la fermeture de nombreux médias et ONG en Russie, réduisant d’autant plus les éventuelles critiques du régime.
Ainsi, en sus du contrôle opéré dans la diffusion directe de l’information, le gouvernement russe agit également dans l’élimination de toute source d’information qui porterait atteinte à ses intérêts. Les médias russes sont surveillés et les menaces, tant au niveau de leur existence qu’au niveau judiciaire, suffisent à un effet d’auto-censure de leur part. Par ailleurs, à la suite de son attaque militaire contre l’Ukraine, Moscou a adopté une loi punissant de 5 à 10 ans de prison toute « désinformation médiatique » contre l’armée russe, le bras droit du gouvernement.
De plus, à l’ère du numérique et des réseaux sociaux, la désinformation est d’autant plus virulente que toutes tentatives de contrôle sont rendues très compliquées par les partages systématiques des informations diffusées. La création d’entités, autrement appelées « usines à trolls », permettant de répandre de manière massive des positions favorables aux politiques gouvernementales, accroît également les possibilités de manipulation du jugement des citoyens. Plus que cela, ces comptes se soutiennent entre eux en aimant, partageant et commentant leurs publications et, ainsi, participent à rendre ces informations plus crédibles qu’elles ne le sont.
En outre, il semblerait qu’une fausse information voyagerait en moyenne six fois plus rapidement que la vérité. Pour comprendre cela, il faut avoir en tête que les intentions de l’auteur de la fausse information sont différentes de celles des personnes qui la partagent. En effet, les fausses informations visent en général des problèmes ou inquiétudes qui touchent une large part de la population. Cela serait donc dans une visée « d’alerte » que les propagateurs participent à la désinformation des citoyens. Aussi, il a été démontré que plus nous recevons l’information plusieurs fois, plus nous avons tendance à y croire. Dès lors, c’est via des informations rapides et répétées que la désinformation porte ses coups critiques et efficaces dans la guerre informationnelle.
La guerre de l’information : l’illustration ukrainienne
En Russie, ce sont les journaux télévisés qui ont servi à influencer la population afin de justifier les actions militaires portées à l’encontre de l’Ukraine. Mais attention, cela n’a pas commencé avec la guerre en Ukraine. Depuis de nombreuses années, Vladimir Poutine répète à qui veut l’entendre que “l’Ukraine est un pays artificiel” qui fait partie de la Russie. Cette guerre de désinformation a passé une étape le jour de l’invasion de l’Ukraine, avec l’étouffement de toutes informations qui pourraient contredire l’existence des actions militaires sur le territoire ukrainien. En amont, les autorités russes ont dirigé leur discours politique vers une soi-disant protection ethnique, voire linguistique. Il s’agit d’utiliser les minorités russophones des Etats limitrophes à la Russie afin de justifier ses intérêts et actions. A cette fin, le dirigeant russe se dit “défenseur des populations russophones”, notamment en invoquant la russophobie, voire les génocides dont elles seraient victimes.
Nous observons également que cette politique de propagande est bien dirigée vers les citoyens russes et non pas, tel qu’on pourrait le penser, vers la population ukrainienne. En effet, l’objectif du Kremlin est ici de pouvoir réunir le soutien d’une part majoritaire de sa propre population, bien que cela s’accompagne de l’oppression des voix critiques en son sein.
De plus, et contrairement au passé, les médias russes parviennent à trouver des relais d’informations en dehors de leurs propres frontières et en dehors même des frontières de leurs pays voisins. Nous avons par exemple pu constater que des médias pro russes américains, tels que Fox News, relaient de leur côté le narratif russe sur les informations par rapport aux attaques militaires en Ukraine. La guerre informationnelle menée par la Russie dans ce conflit n’a alors plus de limites géographiques.
Lutter contre la guerre informationnelle
Pour lutter contre ce phénomène de désinformation aujourd’hui mondial, l’OTAN et l’UE ne sont pas inactifs. En effet, des équipes, telles que StratCom pour l’OTAN ou encore la East StratCom Task Force au niveau de l’UE, ont été mises en place pour cibler spécifiquement ce problème mais, malgré des résultats efficaces, ces dernières souffrent d’un manque de moyens. De plus, le processus décisionnel de l’Union européenne fait que cette dernière peine à agir. Tous les Etats membres ne se situant pas au même niveau d’inquiétude par rapport à la Russie, les consensus sur le sujet sont difficiles à obtenir… Dès lors, nous pouvons apercevoir des initiatives autonomes adoptées par certains Etats. Ainsi, la Finlande, la Suède et la République Tchèque ont développé des agences luttant contre la désinformation et une sensibilisation plus poussée à cette question est encouragée dans d’autres États européens et même au sein des institutions européennes.
Au même titre que les agences de l’OTAN, de l’UE ou de celles créées au niveau national, Amnesty International a mis en place le Crisis Evidence Lab. Ce site “laboratoire” se charge de vérifier, d’analyser et de récolter les divers éléments de preuve nécessaires à l’établissement de la véracité de l’information, notamment dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Enfin, nous pourrions espérer certains engagements des plateformes numériques allant dans ce sens. En effet, certaines manœuvres pourraient permettre de lutter contre les politiques de propagande visant les intérêts d’un État autoritaire. Nous pourrions, par exemple, penser à un affichage prioritaire des articles et publications en accord avec les valeurs démocratiques. Même si nous pouvons discuter du nouveau caractère politisé de ces plateformes que cela engendrerait, force est tout de même de constater qu’elles peuvent jouer un rôle important en limitant certaines activités à visée antidémocratique. Par le passé, la plateforme Twitter avait fait un pas dans cette direction en supprimant les activités de l’ancien président Donald Trump.
L’éducation aux médias comme solution à la désinformation
Ainsi, l’enjeu de la guerre informationnelle est de propager les informations propices à semer le doute. Dans le contexte actuel, cela mène à d’autant plus de doutes que nos États occidentaux ne sont pas accoutumés à ce type de guerre hybride. Cette guerre prend la forme d’interventions rapides et illimitées tant dans l’espace que dans les idées, d’autant plus que les nouvelles répandues ont tendance à muter rapidement vers des théories diverses et variées. Dans ce cadre, l’ancrage militaire importe peu puisque le combat se dirige vers des effets de masse numérique.
Le danger de la guerre de l’information est de se laisser aller au jeu de l’adversaire et, de ce fait, de perdre soi-même en crédibilité. En effet, l’objectif étant de convaincre le plus de personnes possible, aller à l’encontre de ces désinformations reviendrait à se mettre la masse à dos. Dès lors, une réponse gouvernementale n’est pas, à elle seule, optimale pour combattre ce phénomène. En effet, pour être perçues avec une certaine ampleur, les réfutations face à la désinformation doivent être rapides, répétitives et rectifier clairement les fausses informations. Plus important, dans le but de s’adapter au public cible de la désinformation, il faut également rendre l’information divertissante.
Toutefois, les actions doivent également venir de la société civile, des réflexes de vérification des données des citoyens mais aussi à travers les codes de la consommation du numérique. Pour cela, l’Union européenne a mis en place un vaste programme d’éducation aux médias dans les écoles, afin d’aiguiser l’esprit critique des jeunes européens mais également de leur permettre d’acquérir les bons réflexes à avoir face aux informations qu’ils reçoivent. A titre d’exemple, la France a fait circuler une directive dans les écoles primaires et secondaires incitant les établissements à mettre en place plusieurs actions en faveur de l’éducation aux médias. Si les intentions sont présentes aux niveaux européen et national, il faut maintenant que ces recommandations soient mises en pratique sur le terrain.
[This article was first published in the issue 36 of the magazine]