La musique comme outil des revendications politiques en Europe

15 December 2021 /

10 min

“For those who are oppressed

In song you can protest”

Let the people Sing, Wolfe Tone, 1972

Le lien entre politique et musique a toujours existé. Déjà Platon, dans La République, voyait la musique comme capable d’exalter la vertu et le courage. Ainsi, les révolutions, les guerres ou encore les régimes autoritaires sont tous marqués par l’utilisation de la musique pour exalter les troupes et insuffler du courage même en l’absence d’espoir. Certains chants révolutionnaires sont devenus par la suite des hymnes, comme La Marseillaise en France ou L’internationale pour l’URSS. D’autres musiques ont traversé les âges et sont plus actuelles que jamais. L’exemple le plus emblématique aujourd’hui est certainement Bella Ciao, chant des résistants face au mouvement fascistes italien de la Seconde Guerre mondiale, remis au goût du jour par la série Netflix La Casa de Papel. La chanson n’a cependant pas perdu de son sens puisqu’elle est reprise dans les manifestations ouvrières et estudiantines en Italie et en France. Aujourd’hui encore, la musique est très souvent utilisée en manifestation, et de manière plus générale pour soutenir des revendications sociales comme dans les courants anticapitalistes, alter mondialistes ou pour défendre les droits civils.

Dénoncer les violences étatiques

Les décennies s’enchaînent sans se ressembler, mais la musique politique engagée est toujours présente. Dans les années 60, l’italien Fausto Amodei écrit Per i morti di Reggio Emilia et rend hommage aux victimes des soulèvements contre le régime de Fernando Tambroni. Encore entonnées en manifestation, les paroles engagent ceux qui la chantent : « Compagni, sia ben chiaro che questo sangue amaro ; Versato a Reggio Emilia, è sangue di noi tutti » (« Camarades, qu’il soit clair que ce sang amer ; Le sang versé à Reggio Emilia est notre sang à tous. »). L’emploi du pronom nous crée une communion, une solidarité entre les victimes et les manifestants, et poussent ces derniers à ne pas oublier et ne pas arrêter le combat engagé. Ce même procédé est repris dans la chanson Razom nas bahato  (Ensemble, nous sommes nombreux) scandée pendant la Révolution Orange de 2004 en Ukraine : « All together we’re one, all together we’re strong ; God be my witness, we’ve waited too long » (« Tous ensemble nous somme un, tous ensemble nous sommes forts ; Dieu est mon témoin, nous avons attendu trop longtemps »). La chanson sortie pour contester les résultats de l’élection présidentielle du fait de suspicions de corruptions, est reprise l’année suivante lors de l’Eurovision à Kiev (Ukraine). Les paroles sont alors  légèrement modifiées pour correspondre aux règles qui proscrivent l’engagement politique du concours. Lors de l’édition de 2016 du célèbre concours musical, l’Ukraine fait encore parler d’elle. En effet, elle termine gagnante avec la chanson 1944 de Jamala. Cette chanson  relate la déportation et le nettoyage ethnique des Tatars de Crimée organisé par l’Union Soviétique. Ces paroles, bien que historiques, font écho à la situation en Crimée, annexée deux ans plus tôt par la Russie : « You think you are gods ; But everyone dies ; Don’t swallow my soul ; Our souls » (« Vous pensez être des dieux ; Mais tout le monde meurt ; N’avalez pas mon âme ; Nos âmes »).

S’opposer aux conflits armés 

Les guerres font couler beaucoup d’encre et de notes, comme aux Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam (Machine Gun de Jimi Hendrix, Blowin’ in the wind de Bob Dylan) . Cette cause a cependant traversé l’atlantique puisqu’au Pays-Bas, le titre Welterusten meneer de president de Boudewin de Groot interpelle le président américain Lyndon B. Johnson sur le sang versé par les soldats et les victimes de cette guerre. Le sujet rassemble et la chanson reste pendant neuf semaines dans le top 40 national et est encore aujourd’hui une des chansons protestataires les plus importantes dans la pop néerlandaise.

À de nombreuses reprises les artistes européens utilisent leur art pour s’engager contre une ingérence étrangère. C’est le cas de la Irish rebel music (musique rebelle irlandaise) qui, pendant la période de trouble entre l’Irlande du Nord et l’Angleterre, chante les louanges des rebelles républicains et critique allègrement le gouvernement anglais. Ainsi le groupe Wolfe Tone (dont le nom est un hommage direct à Theobald Wolfe Tone, homme politique irlandais considéré comme le père du nationalisme républicain dans le pays) publie Let the people sing en 1972, soit l’année la plus violente du conflit avec notamment les massacres de Derry du dimanche 30 janvier. Avec sa chanson Sunday bloody Sunday, sorti dans l’album War en 1983, le groupe U2 a également écrit à propos des massacres de Derry..

D’autres chanteurs utilisent leur voix pour exprimer une opinion comme le groupe allemand Nena qui chante 99 Luftballons (1983) et dénonce l’escalade de la violence dans le cadre de la guerre froide. Sortie pendant la course à l’armement, la chanson traduit l’inquiétude de la population. Dans la chanson, les 99 ballons sont pris pour des missiles nucléaires et déclenchent alors les hostilités: « Mann, wer hätte das gedacht ; Dass es einmal so weit kommt ; Wegen neunundneunzig Luftballons » (« Bon sang, qui l’aurait cru ? ; Qu’on en arriverait là un jour ; À cause de quatre-vingt-dix-neuf ballons »). En 1990, soit quelques années plus tard, le groupe Scorpion sort Wind of change, une chanson sur le vent d’espoir qui souffle après la chute du mur de Berlin et la fin imminente de la guerre froide et de l’URSS. La chanson n’est pas politique en soi, mais les sifflements et la musicalité l’ont sacralisée comme une ode à la liberté.

Un outil des revendications sociales

Les conflits armés ne sont pas les seules situations qui rassemblent engagement politique et musique. Également utilisés dans de nombreux mouvements sociaux, les objectifs dans l’emploi de la musique restent les mêmes : rallier le plus grand nombre de soutiens et maintenir l’espoir et le courage de tous. Utilisées très largement dans le mouvement pour les Civil Rights aux Etats-Unis (la plus connue étant We shall overcome de Peter Seeder, 1946), les chansons critiquant le capitalisme ou dénonçant le racisme pullulent en Europe. Dès les années 70, l’Angleterre est marquée par le mouvement punk, qui se politise notamment grâce au travail du groupe The Clash. Le groupe, et son leader Joe Strummer, s’engagent contre le capitalisme et l’impérialisme. Leur chanson Washington Bullets, sortie en 1980 sur le triple album Sandinista ! engage directement la responsabilité de Washington (et de l’URSS) dans les interventions au Chili, à Cuba ou encore au Nicaragua : « The killing clowns, the blood money men ; Are shooting those Washington bullets again » (« Les clowns tueur, les hommes de l’argent du sang ; tirent à nouveau les balles de Washington »). Le groupe aborde dans la chanson (et l’album éponyme) London Calling la politique et le passé britannique. Ils critiquent des symboles culturels comme les Beatles (« Phonny Beatlemania has bitten the dust » ; « la Beatlemania a mordu la poussière ») et l’ère politique de Margaret Thatcher, décrite comme l’ère glaciale. De manière générale le mouvement punk se revendique antifasciste et anti-raciste, comme le groupe espagnol Ska-p. Leur cinquième album ¡¡Que corra la voz!! aborde les thèmes de l’abolition de la peine de mort (Welcome to Hell), le conflit israëlo-palestinnien (Intifada) ou encore la légalisation des drogues (Mis Colegas).  

D’autres chanteurs s’engagent dans la lutte des classes aux côtés des ouvriers comme Christy Moore dans sa chanson Ordinary man sorti en 1985. Il y dénonce les conditions de vie des ouvriers en Irlande et en Angleterre avec les fermetures d’usines et le chômage (« Tonight they’re going to shut this factory down » ; « Oh but everywhere I go, the answer’s always no ; There’s no work for anyone here today, no work today »). La chanson arrive dans un contexte post grève des mineurs de 1984 contre le projet du gouvernement Thatcher de la Commission nationale du charbon. De l’autre côté de la Manche, le sort des ouvriers est aussi un thème récurrent chez les chanteurs. Dans son premier album (La Blanche hermine, 1971) Gilles Servat dénonce la situation précaire dans sa chanson Les prolétaires, « Le petit commerce doit mourir ; Il est pas rentable ». Plus tard, Renaud chante dans son album La Belle de mai (1994) la fatigue et le désespoir d’un ouvrier proche de la retraite : « Qu’est-ce qu’y va faire de son bleu ; De ses bras de travailleur ; C’est toute sa vie qu’était dans sa sueur ».

Le cas du rap conscient en France

L’ancien soixante-huitard n’est pas le seul chanteur français engagé puisque l’hexagone produit de nombreux rappeurs notamment dans les années 90. Les thèmes abordés sont sociaux et politiques, le rap étant un mode de communication pour des revendications précises. Ainsi les groupes comme NTM ou IAM dénonce le racisme ou les conditions de vie dans les banlieues. Cependant le «gangsta rap» qui prône la rue et ses activités illicites comme la consommation ou la vente de drogue, très minoritaire dans les années 90, est devenu majoritaire. Le rap dit conscient est quant à lui aujourd’hui souvent source de polémique. En 2012 le rappeur Kery James sort sa chanson Lettre à la République un pamphlet accusateur envers la France et son passé colonial « Pilleurs de richesses, tueurs d’africains ; Colonisateurs, tortionnaires d’algériens ; Ce passé colonial c’est le vôtre ». Les critiques portent essentiellement sur la violence des propos portés par le chanteur. L’année d’après, Akhenaton (le chanteur d’IAM) sort la chanson Marche qui regroupe 12 rappeurs, trente ans après la Marche pour l’égalité et contre le racisme, aussi surnommée « la marche des beurs ». Là encore les polémiques autour de la chanson portent sur la violence des propos : « Je réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo » (couplet de Nekfeu) ou celui de Sneazzy « C’est con, mais vous n’pouvez rien contre la force du nombre ; On fera passer nos idées, quitte à fracasser les vôtres ». 

Ces polémiques ne doivent cependant pas occulter les messages des autres productions du mouvement. En 2019, à l’occasion de la sortie du film de Kery James Banlieusards, ce dernier compose la chanson A qui la faute en duo avec Orelsan. Ils y reprennent les thèmes du rap des années 90 en évoquant le ras-le-bol des précaires et de la situation des banlieusards : « Pauvreté, combien sont sous l’seuil ? ; Depuis la bonne idée d’l’État d’s’enrichir sur les immigrés ; Leur refourguer les quartiers où la classe moyenne se suicidait ». Ce titre est par ailleurs bien moins manichéen que Lettre à la République puisqu’il porte sur la question de la responsabilité de la situation des quartiers populaires de banlieue. Ce sujet récurrent dans le genre musical, est ici comparé à la situation des zones rurales : « les banlieues n’sont pas les seules ; Campagnes à l’abandon, la misère est aussi rurale ». Comme dans son ancien titre, Kery James fait porter à l’Etat la responsabilité du dialogue social rompu, mais il dénonce également le comportements néfastes de certains acteurs de ces milieux populaires : « On a jamais eu b’soin de l’État pour remplir nos cimetières ».

Politiser la musique 

La plupart du temps, les chanteurs qui veulent utiliser leur voix pour un sujet ne se privent pas, et pourtant certaines chansons prennent une tournure politique extérieure à la volonté de l’artiste. En 2018, la France a connu plusieurs vagues de manifestations étudiantes et ouvrières. Les revendications étaient différentes mais, étonnamment, certaines chansons revenaient malgré l’absence de politisation. Ainsi Freed from desire de la chanteuse italienne Gala, sortie en 1996, est utilisé pendant l’occupation du campus de Tolbiac de l’université Paris 1 par les étudiants contre la réforme scolaire de Parcoursup. La chanson se retrouve ensuite dans les cortèges des cheminots contre la réforme des retraites, et est reprise pendant des charges de policiers contre les manifestants. De la même manière la chanson Grenade de Clara Luciani (2017) est reprise dans les manifestations du collectif féministe NousToutes et est utilisé par certaines militantes dans la lutte du cancer du sein. La chanteuse décrit dans ce titre la force cachée des femmes : « Sais tu ? ; Que là sous ma poitrine ; Une rage sommeille ; Que tu ne soupçonnes pas ».


En 1996, Nelson Mandela publie son ouvrage Un long chemin vers la liberté (1996) et y écrit “La politique peut être renforcée par la musique, mais la musique a une puissance qui défie la politique”. Finalement, les mouvements de revendications sociales qui usent de la musique ont peut-être compris comment mobiliser les foules.

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