La question Irlandaise : Toujours source de tensions post-Brexit
26 April 2021 /
Alors que l’Union européenne a annoncé il y a un peu plus d’un mois poursuivre le Royaume-Uni pour violation de deux dispositions du Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord, les tensions montent du côté de Belfast, où les anciennes et profondes blessures de la guerre civile ressurgissent et troublent l’ordre public. Ces évènements récents constituent une opportunité de revenir brièvement sur l’histoire de l’Irlande, et de comprendre quels sont les principaux enjeux et les tensions qu’ils génèrent.
Un bref point historique sur les deux Irlandes
L’existence des deux Irlandes, l’Irlande du Nord et la République irlandaise, remonte au partitionnement réalisé par le Royaume Uni en 1921 pour calmer la guerre civile contre l’occupation anglaise. Or, la séparation entre l’Irlande du Nord, à majorité protestante et rattachée au Royaume Uni, et la République irlandaise, catholique et indépendante, ne suffira pas à réconcilier les Unionistes, en faveur de cette « union » avec le Royaume Uni, et les Nationalistes, qui y sont hostiles. Les tensions et violences perdureront dans le temps, jusqu’à l’enclenchement d’une seconde guerre civile dans les années 60 entre ces deux groupes, dont en résultèrent de nombreux événements sanglants comme « Troubles » ou « Bloody Sunday » en 1972, ainsi qu’une attaque terroriste visant Margaret Thatcher en 1984. Après trente ans de guerre civile, la paix fut rétablie par l’Accord du Vendredi Saint du 10 avril 1998. Ce dernier, aboutissement des négociations fructueuses entre l’Ulster, province où a été établie l’Irlande du Nord, et le gouvernement britannique, a aussi impliqué l’Union européenne et la République d’Irlande en tant que garants internationaux. Ratifié à la suite d’un référendum au sein des deux Irlandes, il repose sur quatre piliers, le désarmement des groupes paramilitaires, le départ des troupes britanniques, le partage du pouvoir entre les Catholiques et les Protestants au sein de l’exécutif de l’Irlande du Nord, ainsi que l’ouverture de la frontière entre les deux Etats. Marquant la fin de la guerre civile, l’Accord du Vendredi Saint constitue un fondement indéniable de la paix en Irlande du Nord. Toutefois, il n’a pas pour autant éteint les tensions et rancœurs qui existent et persistent encore aujourd’hui entre Unionistes et Nationalistes, protestants et catholiques. D’ailleurs certaines de ces dispositions ont mis du temps à s’appliquer, comme le désarmement de l’IRA, qui n’a eu lieu qu’en 2005, ou encore le retrait des troupes anglaises qui ne se produisit qu’en 2006 et 2007. Quant au partage du pouvoir exécutif entre les deux confessions, cela s’est avéré plus difficile que prévu, voire impossible, tant les rivalités nuisent à la formation d’un consensus.
En 2016, lors du référendum du Brexit, l’Irlande du Nord et l’Ecosse s’étaient prononcés en faveur du maintien dans l’Union européenne, à l’inverse de la majorité nationale du Royaume-Uni. Ce vote, surprenant en raison de la loyauté incontestée de l’Ulster envers la couronne, s’explique par le fait que l’Union européenne est perçue par les Nationalistes comme une bonne chose pour le rapprochement des deux Irlandes et les droits fondamentaux en Irlande du Nord, tandis que les Unionistes l’ont pour certains soutenu par pragmatisme. En effet, il semblerait que l’incertitude générée par un départ de l’Union et la crainte que cela vienne entacher la paix civile, est compté dans le vote des plus modérés.
Une question épineuse, supposément réglée lors de l’adoption de l’accord sur le Brexit
Parce que le Brexit menaçait directement l’Accord du Vendredi Saint en remettant en question tout d’abord la libre circulation entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise, le sujet du statut de l’Irlande du Nord vis-à-vis du marché unique a constitué un point particulièrement litigieux des négociations. En effet, si les deux États n’appartiennent pas à l’espace Schengen, le départ de l’UE pose tout de même de sérieux problèmes en matière de marchandises. L’UE craint en effet de voir, en l’absence de contrôle, son marché unique envahi de produits qui ne respectent pas ses normes. La possibilité de rétablir une forme de frontière physique pour protéger le marché européen, était redoutée pour ses conséquences désastreuses sur l’Accord du Vendredi Saint, qui serait alors privé de l’un de ces piliers les plus fondamentaux. La réapparition de frontières physiques aurait balayé le rapprochement des deux Etats, tant sur le plan économique, notamment par le biais des échanges commerciaux, que sociétal, en ce qu’il avait été démontré que la suppression des contrôles avait calmé les appels à la violence et la suspicion au sein de la population.
« Les deux parties affirment que les acquis, avantages et engagements du processus de paix en Irlande du Nord resteront d’une importance capitale pour la paix, la stabilité et la réconciliation. Elles conviennent que l’accord du Vendredi saint/accord de Belfast conclu le 10 avril 1998 entre le gouvernement du Royaume-Uni, le gouvernement irlandais et les autres participants à la négociation multipartite doit être protégé dans toutes ses composantes » – Déclaration politique, assortie à l’Accord de retrait conclu le 17 octobre 2019.
Conscients de devoir préserver la paix en Irlande, l’Union européenne comme le Royaume-Uni se sont engagés à en tenir compte dès le début de leurs négociations. La conciliation de la volonté des partisans du « hard Brexit », qui souhaitaient un retrait complet de l’Union douanière et du Marché unique, avec l’exigence de l’Union européenne de préserver son marché unique, mais aussi avec le souhait émis par toutes les parties de préserver la paix en Irlande, fut ardue. La version de novembre 2018 du Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord qui proposait d’adopter provisoirement des « backstops », soit de maintenir le Royaume-Uni dans l’union douanière tandis que l’Irlande du Nord respecterait une partie des règles du marché unique, suscita de l’hostilité. Les plus fervents « brexiters » refusèrent ce qu’ils considéraient comme une solution anti-démocratique, susceptible de condamner le pays à rester indéfiniment dans l’Union douanière européenne. Ce n’est que par un second accord qu’une solution fut définitivement adoptée dans le Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord d’octobre 2019, cette fois-ci négocié par Borris Johnson. Finalement, il a été décidé de placer une barrière de contrôle entre l’Irlande du Nord et le Royaume uni, « frontstop », créant un double régime pour le premier qui est à la fois soumis au régime douanier du second et aux règles du marché unique ainsi que de l’Union douanière.
Ravivement des tensions post-Brexit
Or depuis l’achèvement du Brexit, de nouvelles tensions sont apparues, tant vis-à-vis du contenu de la solution adoptée que vis-à-vis de son application. Tout d’abord, alors qu’elle cherchait à préserver la paix entre les deux Irlandes, elle a profondément déplu aux Unionistes, qui ont vu dans le contrôle des marchandises entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne une forme de barrière, une frontière maritime. Ce mécontentement grandissant depuis plusieurs mois a aujourd’hui pris la forme de troubles à l’ordre public au travers d’actes de violence et de dégradation. L’apparition d’émeutes à Belfast en ce début de mois d’avril est particulièrement alarmante et a été condamnée par le gouvernement nord-irlandais, ainsi que par Boris Johnson. Celles-ci ont notamment étés attisées par un sentiment de trahison de la part de ce dernier, qui avait annoncé à l’origine qu’il n’y aurait pas de contrôle, mais aussi par l’exaspération résultant de certaines difficultés d’approvisionnement que l’adaptation des entreprises aux nouvelles règles a pu générer.
« Ils comprennent qu’ils ont été trahis précisément par le gouvernement britannique envers lequel leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents faisaient preuve d’une loyauté servile »- Allison Moris spécialiste des questions de police-justice au Belfast Telegraph, en parlant des émeutiers.
Le contrôle maritime est perçu comme une forme de séparation avec le reste du Royaume-Uni, une mesure prise en faveur du camp Nationaliste. En outre, l’absence de poursuites à l’encontre des membres du parti Sinn Fein qui ont violé les restrictions du coronavirus en participant aux funérailles d’un ancien membre de l’IRA, ainsi que les résultats électoraux défavorables n’ont pas arrangé les choses. Si le concept même d’instaurer un contrôle maritime a profondément irrité les Unionistes, le non-respect des règles et des dispositions fixant sa mise en œuvre a aussi été à l’origine de crispations, cette fois-ci entre les parties signataires du Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord. En effet, le Royaume-Uni aurait violé l’Accord de Brexit, en décidant de reporter unilatéralement l’application entière des dispositions du Protocole, ce qui serait la seconde tentative de Boris Johnson de violer le droit international. La première fois, le ton était aussi monté lorsque ce dernier avait tenté de faire passer une loi contraire aux engagements en cours de négociation dans le Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord.
“L’UE et le Royaume-Uni ont convenu du protocole (spécifique à l’Irlande du Nord) ensemble. Nous sommes tenus de le mettre en œuvre ensemble. Les décisions unilatérales et les violations du droit international par le Royaume-Uni vont à l’encontre de l’objectif même (du protocole) et sapent la confiance entre nous » – Maroš Šefčovič, Vice-président de la Commission européenne.
En réaction, la Commission européenne a entamé deux procédures de violation suite à la décision unilatérale du gouvernement britannique de reporter jusqu’au 1er octobre certains des contrôles douaniers prévus. Toutefois, les actions de l’Union européenne ont pu elles aussi être sources de tensions. En effet, en menaçant en janvier dernier de recourir à la clause de sauvegarde prévue à l’article 16 du Protocole, lorsqu’elle craignait de ne pas être suffisamment approvisionnée en vaccins Astra Zeneca, elle a profondément énervé ses interlocuteurs irlandais et britanniques. Bien qu’au final l’idée a été abandonnée, cet évènement fait partie des nombreux exemples de frictions qui entourent la situation irlandaise.