La relance des négociations pour l’adhésion des Balkans: Des enjeux géopolitiques majeurs pour l’UE
16 February 2021 /
Téva Saint-Antonin 7 min
Depuis l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord par le Conseil de l’Union le 24 mars dernier, ces dossiers ne sont pas revenus sur la table des dirigeants européens, en raison certainement de la crise sanitaire qui ébranle le monde. Pourtant, ce nouveau retard continue d’alimenter la méfiance des pays candidats quant à leur future adhésion et risque de les pousser vers d’autres puissances étrangères.
L’intérêt des Etats pour les Balkans n’est pas nouveau et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie consécutif aux sanglantes guerres des années 1990 a laissé un vide politique que les puissances régionales ont rapidement convoité, notamment l’Union Européenne (conférence de Thessalonique 2003) et la Russie. Mais ces dernières années, le géant chinois et la Turquie s’intéressent de près à cette région. Ainsi, l’UE pourrait voir à ses portes des acteurs concurrents qui lui sont plus ou moins hostiles. La relance des négociations avec les partenaires des Balkans apparaît alors comme une nécessité afin de limiter ces influences étrangères tout en profitant des nombreux intérêts géostratégiques existant.
Des intérêts européens à long terme
L’Union européenne et ses États membres considèrent l’adhésion de la région des Balkans comme une prolongation du processus de démocratisation qui a eu lieu après la chute du bloc de l’Est et la fin de la guerre en Yougoslavie. L’intérêt de l’Union est de continuer à s’étendre, d’abord géographiquement mais aussi politiquement, en diffusant les valeurs fondamentales du projet européen. En effet, les négociations d’adhésion imposent le respect de l’état de droit et la lutte contre la corruption et la criminalité dans les pays candidats. Des facteurs de crises et d’insécurité que l’Europe a intérêt à considérer puisqu’une partie des populations locales quitte la région pour ces différentes raisons, auquel s’ajoute un problème de natalité relativement faible. Ainsi il risque d’y avoir un problème de démographie dû à un vieillissement de la population et un exode des populations qualifiées, des phénomènes qui risquent de ralentir le développement de ces régions. Par ailleurs, l’intégration des pays des Balkans permettrait à l’Union européenne de mieux contrôler ses frontières extérieures. En effet, les situations politiques et économiques de certains pays de cette région ne permettent pas de gérer efficacement l’afflux de migrants en cas de crise, comme ce fut le cas en 2015.
Pour les Balkans occidentaux, il est également crucial d’avoir un partenariat stable avec l’Union européenne, car les puissances européennes leur permettent d’avoir un certain degré de sécurité et de soutien économique et social. Par exemple, le 30 mars 2020, l’UE a alloué 4 millions d’euros à la Macédoine du Nord et à l’Albanie pour soutenir leur système de soins de santé pendant la crise du Covid-19. Même si les pays mentionnés ne sont pas encore officiellement des États membres, l’Europe est prête à montrer sa puissance économique en soutenant les régions dans le besoin et à agir comme un partenaire.
Enfin, ces actes politiques ont ravivé des attentes parfois anciennes (la candidature de la Macédoine du Nord étant officielle depuis 2005) et la longue durée des négociations peut précipiter une perte de confiance de la part des pays candidats et susciter les intérêts de puissances concurrentes. Un sondage réalisé en 2017 par le Belgrade Center for Security Research faisait apparaître que moins de la moitié des Serbes (43%) étaient désormais favorables à une adhésion à l’UE et que seuls 41% pensaient encore à sa possibilité. Ainsi, l’une des raisons avancées par les États de l’UE est d’intégrer le plus rapidement possible l’Albanie et la Macédoine du Nord et, à terme, le reste de la région, afin de contrebalancer les influences des puissances étrangères sur ces territoires.
Les Balkans comme nouveau couloir énergétique et économique
À la suite du conflit en Ukraine et des sanctions européennes contre la Russie, l’UE est perçue comme un concurrent économique et politique que Moscou cherche à déstabiliser. Ainsi, de nombreux investissements russes ont été réalisés dans les économies des Balkans et notamment dans l’énergie. En plus d’attiser les convoitises grâce à un sous-sol particulièrement riche, notamment au Kosovo avec ses importantes réserves de plomb, de zinc et de cuivre, la Russie cherche à renforcer des liens économiques en investissant dans les compagnies nationales. En effet, le secteur énergétique serbe, et donc la Serbie en partie, est maintenant sous dépendance russe après le rachat de la compagnie pétrolière Naftna industrija Srbije par le géant Gazprom, pour un prix cinq fois inférieur à la cotation de cabinet d’évaluation. Également, la Bosnie-Herzégovine raffine principalement du pétrole serbe dans des usines rachetées par le russe Zrubehneft. De plus, les sous-sols du Monténégro sont principalement gérés par des groupes russes depuis 2006. Selon l’économiste Nebojsa Medojević, « la moitié de la richesse produite au Monténégro est aux mains des Russes ». Moscou considère aussi cette région comme une voie de passage pour distribuer son gaz à son premier client, l’Europe.
À la suite des conflits en Ukraine, Moscou a cherché de nouvelles voies d’approvisionnement via la mer Baltique (North Stream) mais aussi via les Balkans avec le projet South Stream. Bien que ce projet ait été annulé en 2014, il a été remplacé par le gazoduc Turkish Stream qui relie la Russie à la Turquie puis cette dernière à l’Europe via le gazoduc Tesla, concurrençant directement le projet de gazoduc Trans-Adriatic Pipeline (reliant l’Azerbaïdjan, la Turquie et l’Europe en passant par l’Albanie). Ainsi, la Russie cherche à imposer une dépendance énergétique à l’UE en passant par les Balkans. Cette stratégie permet à Moscou de créer des liens étroits avec ses alliés de la région afin de s’assurer un marché énergétique et un accès à la mer Méditerranée.
De son côté, la Chine cherche à profiter de la puissance économique de l’Union européenne et de son intérêt pour les Balkans pour y investir économiquement. En effet, l’Europe de l’Est est une composante essentielle dans la création de l’initiative Belt and Road (BRI). Avec la création du groupe 17+1 en 2012 (la Grèce l’a rejoint en 2019, douze États de l’UE en font partie et les cinq États candidats des Balkans également), la Chine cherche à coopérer économiquement avec cette région. C’est lors du sommet de Dubrovnik, en Croatie, en avril 2019, que le Premier ministre chinois a annoncé que “nous espérons que cette coopération nous rapprochera de l’UE”, “conformément aux normes européennes”. Le projet chinois BRI prévoit de relier la Chine à l’Europe via l’Eurasie en investissant massivement dans les infrastructures des pays hôtes, telles que les autoroutes, les aéroports, les ports de la région. Cependant, ces grands investissements et prêts risquent de créer une forte dépendance de ces pays à la Chine, ce qui inquiète Bruxelles (en 2018, 20% de la dette de la Macédoine , 12% de la dette serbe et jusqu’à 40% de la dette monténégrine appartiennent à la Chine). En effet, le 12 mars 2019, dans sa “vision stratégique des relations UE-Chine”, la Commission européenne a décrit la Chine comme “un rival systémique défendant des modèles de gouvernance alternatifs” et comme “un concurrent stratégique”. Enfin, la stratégie de la Chine est d’investir dans les économies européennes en crise, comme elle l’a d’abord fait avec la Grèce (port du Pirée) et l’Italie (port de Gênes) et comme elle entend le faire avec les économies en difficulté des Balkans.
Des influences politiques de déstabilisation
De nombreux gouvernements conservent des liens étroits avec certaines communautés de la région. Ces liens permettent aux Etats de diffuser des messages pro-gouvernementaux et souvent anti-européen. En effet, la Russie cherche également à se rapprocher des communautés chrétiennes orthodoxes de la région, notamment en Serbie et en République Serbe de Bosnie Herzégovine en proposant une rhétorique pro-russe par le biais de médias du Kremlin tels que Spoutnik ou RT News. Ainsi, en gagnant l’opinion publique, Moscou pourrait influencer les politiques nationales et donc européennes. Sur le même modèle, en exerçant une influence culturelle sur la région s’apparentant à du soft power, le président Erdogan cherche à se montrer protecteur des musulmans (population majoritaire en Albanie). La Turquie promeut la langue, la culture et le patrimoine turc de l’Empire ottoman. De plus, Ankara parraine des mosquées et des bourses pour étudier en Turquie tandis que les médias du pro gouvernementaux, tel que Anadolu, diffusent également une rhétorique pro-turque. Ainsi, Erdogan se considère comme un nouveau sultan dans un territoire historiquement rattaché à l’Empire ottoman.
Ces stratégies d’influences soulèvent une question essentielle pour l’Union européenne, n’est-il pas risqué d’introduire de nouveaux pays membres si une large part de la population est acquise à des puissances rivales ? La Russie et la Turquie semblent vouloir directement influencer les politiques nationales afin de pouvoir influencer et déstabiliser le processus européen une fois que leurs pions seront intégrés au système. Dans un contexte de tensions entre l’Europe et la Turquie, les pouvoirs politiques européens ont tout intérêt à rassurer leurs partenaires des Balkans et diminuer au maximum les influences étrangères.
Cet article est paru dans le numéro 33 du magazine.