Interview croisée: Philippe Lamberts et Tom Vandenkendelaere
09 December 2018 /
Ils sont tous les deux Belges, députés européens et membres de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement Européen. Pour « Eyes on Europe », Philippe Lamberts, co-président du groupe des Verts, et Tom Vandenkendelaere, membre du Parti populaire européen, ont accepté de livrer leur vision sur l’état de l’économie de l’Union Européenne. 10 ans après la crise de 2008, interview croisée des deux hommes.
Croissance économique en hausse, chômage en baisse… Aujourd’hui, selon les indicateurs économiques traditionnellement utilisés, l’économie européenne semble se porter mieux. 10 ans après la crise de 2008, peut-on enfin dire que l’économie européenne est tirée d’affaire ?
Tom Vandenkendelaere : Nous avons traversé une longue période de turbulences et de réformes mais il est clair que compte tenu des chiffres actuels, nous allons mieux. La croissance est de retour, la situation sur le marché de l’emploi s’améliore et atteint même des résultats excellents dans certains pays. Ce sont des signaux très positifs quant à la puissance et le dynamisme de notre économie.
Par contre, en Espagne et en Grèce, la situation du marché de l’emploi reste très précaire, notamment le chômage des jeunes. Nous constatons aussi que la croissance a été un peu moins spectaculaire ces derniers mois. La grande question est de savoir si ce ralentissement est causé par des facteurs conjoncturels ou par d’autres facteurs, plus structurels. Le Brexit a un impact négatif, c’est certain, mais la situation en Italie joue également un rôle. Tant que le Royaume-Uni ne se prononce pas définitivement sur le Brexit, la situation restera incertaine. Une situation incertaine mène à une instabilité chez les entreprises. Un climat plus serein doit être retrouvé au plus vite.
La situation en Italie, avec une croissance zéro au troisième trimestre, est inquiétante. Ce pays a besoin de croissance parce qu’il a une dette publique énorme. On n’aperçoit néanmoins pas le signe de croissance ni d’une politique active de promotion de la croissance. Le gouvernement s’agite mais ne donne pas, à nouveau, la stabilité dont nous avons besoin pour faire avancer l’économie. Nous devons rester attentifs.
Autre point d’attention, nos niveaux élevés de dettes publiques. En cas de remontée des taux d’intérêts, nous pourrions rencontrer des problèmes, en Belgique notamment.
Philippe Lamberts : Non, absolument pas. L’économie européenne est une économie riche, qui est capable de créer de la valeur et du bien-être pour ses citoyens. C’est plutôt une bonne nouvelle. Le gros problème, c’est que notre modèle économique fait de nous des gens absolument dépendants du reste du monde. Et cette dépendance n’a pas diminuée. Le fait que notre économie soit basée sur le pétrole, pratiquement inexistant en Europe, nous rend tout à fait dépendants de la Russie, notre premier fournisseur, et des monarchies du Golfe. Ce n’est pas une situation confortable.
J’ajoute un problème de compétitivité, mais pas au sens habituellement utilisé. Clairement, les pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil montent en gamme dans la chaîne de valeur. L’Union Européenne est insuffisamment capable de monter dans la chaîne de valeur. Pire, elle recule. Cela est vraiment inquiétant.
Par ailleurs, lorsque l’on regarde à qui cette économie profite, on a un problème majeur. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le taux de chômage, c’est le taux d’emploi. Ce dernier reste extraordinairement faible. Les pays qui performent le mieux obtiennent des taux de l’ordre de 75%, équivalent temps plein. Ce taux chute à 68% en Allemagne, 62% en Belgique et à 55% en Italie. Clairement, nous avons organisé notre marché du travail de manière à ce qu’il produise de l’inégalité. En Europe, bien que nous soyons un continent riche, les inégalités explosent. Les fruits du travail de notre économie sont injustement répartis.
Enfin, la croissance économique est liée à l’empreinte écologique. Au lieu de nous réjouir de cette croissance retrouvée, nous devrions plutôt être inquiets. En Europe, notre empreinte écologique dépasse déjà de loin ce que nous pouvons nous permettre.
Au lieu de nous réjouir de cette croissance retrouvée, nous devrions plutôt être inquiets.
En conclusion, nous avons de quoi faire mais nous ne pouvons pas dire que, pour le dire en Néerlandais, « We zijn goed bezig ». Non, nous ne sommes pas sur la bonne voie.
10 ans après la crise financière de 2008, quelles leçons a-t-on véritablement tirées ?
Philippe Lamberts : On ne peut pas dire que nous n’avons rien fait. Nous avons adopté quantité de nouvelles législations portant sur les acteurs financiers. La question est plutôt de savoir si la situation qui a mené à la crise de 2008 a substantiellement changé. La réponse est non. L’ADN du système – le financement de la croissance par la dette, privée et publique – n’a absolument pas changé.
Ajoutez à cela que les principaux acteurs du monde financier sont des acteurs « Too big to fail » (trop importants que pour les laisser faire faillite et donc sauvés par de l’argent public, NDLR). Cette situation, c’est donner la poule aux œufs d’or à des acteurs privés. C’est en même temps un flingue pointé sur la tempe de nos sociétés et de notre planète.
Tom Vandenkendelaere : La première décision qui a été prise était de s’assurer que les banques gardaient un certain montant en interne pour pouvoir se protéger des risques. Il fallait envoyer un signal fort aux banques mais surtout aux citoyens que ce n’était plus « business as usual ».
Il fallait envoyer un signal fort aux banques mais surtout aux citoyens que ce n’était plus « business as usual ».
Autre point positif, c’est la création de l’Union Bancaire. La création de cette Union Bancaire est un signal qui témoigne de notre volonté d’avancer, ensemble.
Nous allons justement aborder maintenant la question de l’Union Bancaire. Cette Union se compose de trois piliers – un mécanisme de supervision unique, un mécanisme de résolution bancaire et une garantie commune des dépôts bancaires. Quel regard portez-vous sur cette avancée ?
Philippe Lamberts : A la fois indispensable mais, en fait, largement irréalisée. Le premier pilier de cette Union Bancaire, fonctionne relativement bien. Il existe cependant un risque que le gendarme européen s’entende avec les larrons. Mais en règle générale, il y a des raisons de croire, à ce stade, que le gendarme européen est moins complaisant avec les larrons que ne l’était ses prédécesseurs au niveau national. C’est plutôt une bonne nouvelle.
Par contre, le deuxième pilier n’est pas, dans les faits, appliqué. L’exemple italien de la banque Monte Paschi di Siena est marquant. Quand un état européen veut sauver une banque avec l’argent du contribuable, il peut continuer à le faire. En réalité, nous n’avons pas réalisé le second volet de l’Union Bancaire. Et je ne vois pas de majorité au sein des Etats membres pour avoir une approche solidaire de la gestion des crises bancaires. Par ailleurs, le fond de résolution bancaire est minuscule.
Je ne vous parle même pas du troisième pilier de cette Union, la garantie commune des dépôts, qui reste aujourd’hui un projet zombie. Là non plus, je ne vois aucune volonté politique majoritaire de réaliser une garantie commune des dépôts bancaires.
Tom Vandenkendelaere : Les objectifs du premier pilier sont complétés de façon très satisfaisante. Il reste un point critique néanmoins, le fait que la Banque Centrale Européenne effectue ces contrôles mais exerce en même temps sa responsabilité monétaire au sein de la zone Euro. Il faut bien comprendre que ces deux tâches sont complètement différentes.
Quant au deuxième pilier, la grande différence avec la situation d’avant crise, c’est que l’on a au moins un système nous permettant de séparer les banques, système sur lequel nous nous sommes collectivement mis d’accord. Cela a un effet psychique très important sur la façon par laquelle une prochaine crise éventuelle pourrait se dérouler. La vieille façon de résoudre les crises financières ne passe plus.
La garantie commune des dépôts est un des exemples clés de l’impact que l’UE peut avoir dans la vie quotidienne de ses citoyens. L’idéal serait d’avoir un système européen, pas juste garanti pas les Etats membres individuellement. Des négociations se déroulent en ce sens au sein du Parlement et du Conseil mais restent laborieuses. Les pays du Nord craignent qu’une fois ce système en place, il représentera la poule aux yeux d’or pour les pays du Sud. Ces derniers rétorquent qu’un tel système est indispensable pour progresser ensemble. Toute la difficulté réside entre trouver un niveau élevé de responsabilité, lié à un niveau élevé de solidarité. Il est indispensable de trouver cet équilibre mais nous n’arrivons pas à le faire.
Or, sans système de garantie commune des dépôts, l’Union Bancaire n’est pas complète. Nous ne sommes pas assez armés pour faire face à une nouvelle crise.
En Europe, la crise financière de 2008 s’est transformée en une crise des dettes souveraines, questionnant l’existence même de la monnaie commune. Quelles leçons a-t-on collectivement tirées de cette crise ?
Tom Vandenkendelaere : Nous avons constaté qu’en restant chacun dans notre coin, nous n’atteignons pas grand-chose face à un problème de taille européenne. C’est toute la question du Mécanisme Européen de Stabilité mis en place suite à la crise en Grèce en 2015. Il serait temps que certains en Belgique, dans le nord notamment, comprennent qu’il n’y a pas que la seule responsabilité de chaque Etat membre qui importe. Je n’y crois pas. La grosse difficulté se situe dans le délicat équilibre entre responsabilité et solidarité. Du côté gauche du parlement, on trouve que la solidarité doit être augmentée, que l’on peut se montrer un peu plus flexible, l’un envers l’autre. Du côté droit, il faut d’abord montrer que vous prenez vos responsabilités, l’un envers l’autre, avant de parler de solidarité. Ce n’est pas qu’un problème Nord-Sud. C’est aussi un problème idéologique.
La grosse difficulté se situe dans le délicat équilibre entre responsabilité et solidarité.
Philippe Lamberts : Les majorités qui sont aujourd’hui au pouvoir au Conseil et au Parlement ont décidé de ne pas tirer de leçons. La leçon principale est que l’on ne peut avoir une union économique et monétaire sans union fiscale et sociale. C’est-à-dire une union dotée d’un budget fort et alimentée par des taxes fédérales. S’imaginer que l’on peut avoir une union économique et monétaire sans avoir ce type de mécanismes est une illusion. C’est ce que je n’arrête pas de répéter aux Allemands. Les chefs d’Etats et de gouvernements – et une bonne partie du Parlement Européen – s’obstinent dans un déni de réalité. L’Union Economique et Monétaire européenne n’est pas viable sans une union budgétaire et fiscale.
Dix ans après la crise, nous n’avons fait que colmater les trous dans la coque du bateau sans voir que le bateau ne peut pas tenir la mer.
Face à ce constat en demi-teinte, quelles mesures envisageriez-vous pour renforcer la zone Euro ? Que pensez-vous, par exemple, de la création d’un parlement pour la zone Euro?
Philippe Lamberts : Je suis d’accord que si nous avons un budget au niveau de la zone Euro, il faut que l’exécutif chargé de ses recettes et dépenses soit comptable de ses actes devant un parlement de la zone Euro. Autrement dit, il n’est pas très logique que des représentants des Etats membres ne faisant pas partie de la zone Euro aient voix au chapitre dans le contrôle de cette partie des activités européennes.
Mon approche, qui est celle du groupe de Verts, est de réunir le Parlement Européen en formation Euro, où seuls les députés des pays de la zone Euro décident des questions liées à la zone Euro.
Tom Vandenkendelaere : Comme évoqué plus tôt, il faut réaliser pleinement l’Union Bancaire en travaillant sur une garantie commune des dépôts à l’échelle européenne. De plus, cette Union Bancaire doit s’accompagner d’un marché des capitaux intégré.
Par ailleurs, il faut nettoyer les banques des non performing loans (prêts de mauvaise qualité, NDLR). Ces prêts posent problème sur l’ensemble de la zone Euro. Il existe aujourd’hui encore dans certains Etats membres un risque de contagion à cause de ces prêts.
Pour un fédéraliste comme moi, un budget de la zone Euro constitue un rêve. Pour autant, ce budget ne devrait pas nécessairement s’accompagner d’un parlement de la zone Euro. Aujourd’hui, on pourrait très bien créer un parlement de la zone Euro au sein même du Parlement Européen. C’est illogique que les Polonais décident aujourd’hui avec nous des politiques concernant la zone Euro.
Face à l’augmentation des inégalités et le réchauffement climatique, ne pensez-vous pas que nous devons revoir notre système économique en profondeur ? Si oui, comment réinventer l’économie ?
Philippe Lamberts : Vous mettez le doigt sur la science économique, qui est au nœud du problème. La science économique a été prise en otage par une secte qui s’appelle les économistes néoclassiques et qui prétendent faire de la science mais qui n’en font pas. Ils font de l’idéologie pur et simple. La logique des néoclassiques est « n’a de valeur que ce qui a un prix » et « la cupidité, c’est bien ». C’est à dire que la maximisation par chaque individu de son profit immédiat crée l’optimum général. Ce n’est pas vrai. Et si ce n’est pas vrai, il faut sortir de cette fiction.
Il faut déjà reconnaître que tout ce qui a de la valeur n’a pas forcément un prix. Autrement dit, il faut battre en brèche cette dictature du marché, cette idée que la concurrence libre et non faussée de tous les individus sur le marché produit l’optimum. Mais aussi combattre cette réduction au marché du travail humain, de la nature, de la monnaie, qui subordonne en fait toute la vie à la logique de maximisation du profit. A mon sens, l’objectif de nos sociétés, c’est ce qui se trouve à l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, à savoir que « Les êtres humains naissent libres, sont égaux en droit et en dignité ». Il n’est pas dit à l’article 1 de cette déclaration : « nous voulons maximiser le profit/pouvoir d’achat de chaque individu ». Et à juste titre.
Le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui n’est pas compatible avec la Déclaration universelle des droits de l’homme. Est-ce que cela veut dire pour autant qu’il ne puisse plus y avoir de marché libre ? Pas du tout. Mais de nouveau, évitons de confondre une économie qui fasse la place à un marché et le capitalisme. Ce dernier, c’est la dictature du profit à court terme de quelques uns et ce n’est pas compatible avec l’article précité.
Le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui n’est pas compatible avec la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Tom vandenkendelaere : Nous avons tenu une première conférence sur la post-croissance au Parlement en septembre dernier. Où, pour la toute première fois, on a commencé à réfléchir à ce sujet. Ce que je constate aujourd’hui, c’est que c’est une question presque purement académique. Je trouve que c’est encore trop tôt pour donner des réponses politiques parce que l’on ne connaît pas encore l’étendue de cette nouvelle pensée.
Par contre, ce qui me préoccupe bcp plus aujourd’hui, c’est que la coopération européenne est encore une idée qui n’a pas encore été exploitée au maximum. On voit des progrès clairs, notamment dans les matières économiques, mais suite à des crises. A mon avis, il importe de réfléchir davantage là-dessus, dans un moment où de plus en plus de forces politiques défendent le contraire de cela. Bizarrement, la déconstruction européenne prônée par ces forces pourrait mener à la discussion politique sur un changement en profondeur de système. Mais ça serait vraiment dommage parce que cela voudrait dire que l’Union Européenne telle qu’on la connaît aujourd’hui cesserait d’exister. Ce serait suivi par une forme d’instabilité dont nous n’avons pas besoin aujourd’hui, dans notre monde assez instable et peu sûr à tous les niveaux. J’aimerais que l’UE soit le refuge du monde plutôt que le contraire, même si cela nous permettait de penser à un autre système économique.
Propos recueillis par Lionel Legrand, étudiant de Master en études européennes à l’ULB, en collaboration avec Mehdi Sénamaud-Bellamdaouar et Robin Vanholme.