L’ambitieux agenda européen de Madrid
30 January 2023 /
Joris Rouillon 7 min
L’Europe fait face à différentes crises sur plusieurs fronts : Guerre en Ukraine, inflation sans précédent, dilemme énergétique, changement climatique, montée des populismes… Le cas de l’Espagne est particulièrement intéressant, Madrid a été touchée de plein fouet par la crise de la dette européenne des années 2010 et la pandémie du COVID-19. Elle a également été l’une des principales destinations des réfugiés en Europe ces dernières années. Si le pays est toujours confronté à d’importants défis -chômage, reprise économique, identités régionales-, l’Espagne a été un leader en Europe ces derniers mois, que ce soit dans ses réponses à la crise énergétique et à l’inflation, ou à la transition écologique. Il est donc intéressant de s’interroger sur la place qu’occupe Madrid en Europe aujourd’hui et d’analyser les perspectives d’avenir en termes de politiques européennes.
Crise énergétique, l’exemple ibérique ?
L’Espagne a joué un rôle important dans la réponse européenne à l’inflation et la crise énergétique à laquelle l’UE est confrontée depuis le début de la guerre en Ukraine. Tout d’abord en introduisant, aux côtés du Portugal, une limite du prix du gaz naturel. Ce plafonnement a été introduit en juin après des mois de hausse des factures d’électricité des ménages dans la péninsule ibérique, qui souffre d’une mauvaise connexion au réseau électrique du reste de l’Europe. Ce plafonnement fonctionne en découplant le prix du gaz des règles du marché européen de l’électricité et en plafonnant son prix jusqu’en mai 2023. L’idée de prendre cette politique comme exemple et de l’appliquer à l’ensemble de l’UE a ensuite été soutenue par de nombreux États membres ainsi que par la Commission européenne. Toutefois, elle se heurte encore à l’opposition de l’Allemagne, qui s’inquiète de l’approvisionnement en gaz naturel liquéfié de pays tiers, en cas de prix trop faible dans un marché régulé.
L’Espagne a également été particulièrement active dans le domaine des infrastructures énergétiques. La péninsule ibérique n’étant pas directement reliée au réseau électrique et énergétique du reste de l’Europe, et peut être considérée comme une « île énergétique » européenne, comme désigné par le quotidien en ligne The Local. Cette préoccupation a fait l’objet de nombreuses discussions intergouvernementales dans les capitales ainsi qu’à Bruxelles. Les gouvernements espagnol et portugais ont d’abord conclu un accord avec le gouvernement allemand pour reprendre la construction du gazoduc MidCat, qui relierait l’Espagne au réseau européen en passant par les Pyrénées.
Cependant, ce projet s’est heurté au refus des autorités françaises, Emmanuel Macron considérant le projet comme « non nécessaire, coûteux et dépassé ». Autre argument du gouvernement français: la construction d’une nouvelle infrastructure gazière ralentirait la transition écologique et énergétique. Après des semaines de négociations autour du gazoduc MidCat, le premier ministre espagnol Pedro Sanchez ainsi que ses homologues français et portugais ont annoncé un nouveau projet de gazoduc sous-marin. Ce projet appelé BarMar (Barcelone-Marseille) remplacera le pipeline MidCat en offrant une nouvelle connexion gazière entre l’Espagne et le réseau européen. Ce gazoduc permettra aussi d’offrir un corridor d’hydrogène vert en Méditerranée pour s’aligner sur les ambitions vertes de l’UE. L’hydrogène vert est produit à base d’électrolyse de l’eau et réalisé à partir d’énergie renouvelable ou nucléaire et donc à faible empreinte carbone. Cette forme d’énergie fait par ailleurs l’objet d’une stratégie spécifique de la Commission Européenne afin d’atteindre la neutralité climatique et a été inclus dans le cadre de la taxonomie verte européenne.
Ce nouvel accord permet aux autorités espagnoles de mettre l’accent sur le fait que l’Espagne est une figure de proue en Europe pour ses politiques énergétiques et environnementales. D’un point de vue plus général, les responsables espagnols ont utilisé l’énergie et la transition verte comme un moyen de tirer parti de leur influence européenne. En appliquant très tôt le plafonnement des prix de l’énergie, parallèlement à de nouveaux impôts sur la fortune, l’Espagne a pu atténuer l’inflation historique qui frappe le continent. En effet, c’est l’un des pays de la zone euro les moins touchés par l’inflation, avec un taux d’inflation annuel estimé en octobre 2022 à 7,3 %, seule la France faisant mieux (7,1 %).
Madrid a également été à l’avant-garde des efforts déployés par les gouvernements européens pour quitter le traité de la charte européenne de l’énergie. Cette charte est considérée comme insuffisamment ambitieuse en matière de lutte contre le changement climatique. L’Espagne a été le premier pays à s’en retirer, suivie par d’autres grands pays européens comme l’Allemagne, la France, ou les Pays-Bas tandis que d’autres pays comme l’Autriche ont annoncé une réflexion sur un éventuel retrait. Pour le cabinet de conseil norvégien Rystad Energy, cette décision suit la stratégie de l’Espagne et du Portugal pour devenir « des nouvelles puissances énergétiques européennes ». Selon leurs estimations, la péninsule ibérique pourrait atteindre 79 % d’énergies renouvelables dans la production de son mix énergétique d’ici 2030, un exemple pour l’ensemble du continent.
Une montée en puissance au sein de l’UE
La proactivité des responsables espagnols en matière de politiques énergétiques et environnementales doit être replacée dans un contexte plus large. L’équilibre des pouvoirs au sein de l’UE est en train de changer ces dernières années. Un nouveau gouvernement a pris le pouvoir à Rome et a suscité des inquiétudes quant à ses prétendues positions eurosceptiques. D’autre part, le couple franco-allemand a souffert d’une certaine discordance concernant les politiques clés de l’agenda européen telles que la défense ou l’énergie. Cette modification de la dynamique du pouvoir laisse l’Union européenne sans leader naturel. Pour Pedro Sanchez, il s’agit là d’une occasion idéale pour présenter l’Espagne comme un partenaire solide à ses homologues européens, afin de combler ce vide à Bruxelles.
L’Espagne aura plusieurs occasions de façonner l’agenda politique européen et d’apparaître sur le devant de la scène européenne. Elle assurera la présidence du Conseil de l’UE au cours du premier semestre de 2023. Les principales priorités de cette présidence ont déjà été annoncées par le ministre des affaires étrangères José Manuel Albares dans un discours aux ambassadeurs. La pierre angulaire de cette présidence sera « le renforcement de l’unité ». Pour ce faire, deux grands domaines de travail semblent être privilégiés.
Le premier est l’énergie, en particulier la sortie des combustibles fossiles et le développement des énergies renouvelables. Le second axe de travail évoqué par le ministre est la gouvernance européenne, notamment en matière de fiscalité et d’investissements publics. Ces deux piliers rappellent les politiques entreprises par le gouvernement espagnol pour atténuer les effets de la crise inflationniste. Au-delà de ces deux piliers, les objectifs de Madrid pour cette présidence semblent ambitieux. Comme le souhaite José Manuel Albares, plusieurs thèmes seront abordés : la cohésion sociale et territoriale, l’autonomie stratégique, les méthodes de prise de décision, une attention accrue à l’Amérique latine, au monde arabe et au voisinage sud.
D’autres événements verront également Madrid à l’avant-garde de la scène européenne dans les années à venir. À commencer par le sommet de la toute nouvelle Communauté politique européenne (CPE), qui a eu lieu pour la première fois à Prague en octobre et qui sera ensuite accueilli en Moldavie puis en Espagne.
Un consensus pro-européen à domicile
Cette inclination des pouvoirs publics espagnols pour la construction européenne est notable et s’explique par la relative absence de mouvements eurosceptiques sur la scène politique nationale. En effet, contrairement à ses voisins français ou italiens, les visions européennes des principales forces politiques espagnoles sont plutôt favorables à l’intégration européenne. Même le parti populiste d’extrême droite VOX, en progression dans les sondages, est plutôt modéré vis-à-vis de l’Union européenne.
Cela semble donner au gouvernement une importante marge de manœuvre sur les politiques européennes. Dans le même temps, cela permet également aux Espagnols de renforcer leur image de partenaire fiable auprès de leurs homologues européens. Les responsables espagnols jouent habilement de cette position ambivalente avec leurs partenaires. Le Premier ministre Pedro Sanchez entretient de très bonnes relations avec Emmanuel Macron et soutient ses vues sur la défense et « l’autonomie stratégique », projet phare du président français en Europe. D’autres commentateurs relèvent également une relation chaleureuse entre le Premier ministre espagnol et le chancelier allemand Olaf Scholz, notamment en raison de leur appartenance commune au Parti socialiste européen (PSE).
L’ensemble de ces éléments laisse présager une place grandissante pour l’Espagne sur la scène européenne. Si le royaume ibérique parvient à consolider sa reprise économique et à traverser les périodes politiques impétueuses du continent, Madrid pourrait combler le vide laissé par Rome au sein des trois grands de l’UE. Créant ainsi un axe Madrid-Paris-Berlin, et contribuant fortement aux futurs développements politiques en Europe.
Cet article est paru dans le numéro 37 du magazine