L’arrêt N.D. et N.T. c. Espagne: élu pire jugement de la Cour européenne des droits de l’homme pour l’année 2020
20 July 2021 /
Caroline Leclercq 5 min
En raison de la crise humanitaire et de l’afflux de migrants auquel l’UE est confrontée, des murs et des barbelés ont été érigés par certains États membres possédant des frontières extérieures à l’UE afin d’empêcher les demandeurs d’asile d’atteindre leur territoire et d’éviter d’être tenus d’examiner leur demande. La construction de telles barrières pose question quant au respect du principe de non-refoulement. Par ces agissements les États bloquent délibérément l’accès au territoire de tous les migrants quels que soient les motifs qui les ont poussés à se déplacer. La conséquence directe de ces installations est l’impossibilité pour le migrant cherchant une protection d’atteindre le territoire et par conséquent de demander l’asile. Récemment la Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à se prononcer sur l’établissement de telles barrières physiques dans l’affaire N.D. et N.T. c. Espagne. Cet arrêt a été élu par le Strasbourg Observer comme le pire arrêt de l’année 2020. Cet article a pour but de comprendre quelles sont les raisons qui ont poussé ces spécialistes à effectuer ce choix.
Présentation de l’arrêt N.D. et N.T c. Espagne
Des migrants originaires d’Afrique de l’Ouest ont tenté d’accéder au territoire espagnol en escaladant la clôture érigée à la frontière de l’enclave de Melilla. Le premier renvoi a eu lieu en l’absence totale d’une quelconque identification. La Chambre a, dans un arrêt du 3 octobre 2017, condamné l’Espagne pour violation de l’article 4 du protocole 4 de la CEDH consacrant l’interdiction des expulsions collectives en raison de l’absence de toute procédure d’identification des migrants préalablement à leur expulsion et rendant par la même occasion impossible l’établissement éventuel de la qualité de réfugié. De cette façon, la chambre affirme la nécessité de procéder à un examen individuel de la situation de chaque migrant ainsi que l’obligation de respecter le principe de non-refoulement qui s’oppose à un renvoi automatique des migrants présents à la frontière.
Cet arrêt a cependant été annulé par la Grande Chambre qui estime que les requérants avaient la possibilité de se rendre aux postes frontières aux fins de l’introduction d’une demande d’asile ou à l’ambassade d’Espagne située dans leur pays afin de demander un visa humanitaire. Elle ajoute en outre que « ce sont les requérants qui se sont eux-mêmes mis en danger en participant à l’assaut donné aux clôtures frontalières à Melilla (…) en profitant de l’effet de masse et en recourant à la force ». En raison du comportement fautif des requérants et de l’existence de voies légales d’accès au territoire, la Grande Chambre annule le jugement et conclut à l’absence de violation de l’article 4 protocole 4 de la CEDH. En utilisant le critère de l’accès à la protection des droits garantis par la Convention, la Cour par cet arrêt semble accepter certaines pratiques de push-back. Une distinction entre respect du principe de non-refoulement et interdiction des expulsions collectives est opérée. En effet, selon la Cour, si l’interdiction des expulsions collectives bénéficie à tout étranger, le principe de non-refoulement ne bénéficie qu’à l’étranger risquant de subir des peines ou traitements inhumains ou dégradants contraires à l’article 3 de la CEDH. L’examen exigé par l’article 4 du protocole 4 est plus superficiel que celui qui doit être mené en cas de risque de violation de l’article 3 CEDH. Afin que ces pratiques puissent être acceptées, il faut néanmoins que l’État ait mis en place des voies légales effective d’accès à son territoire.
Analyse critique
Le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme adopté dans l’arrêt N.D. et N.T. est critiquable à plusieurs égards et conduit la Cour à opérer certaines “contorsions”.
Premièrement, l’interdiction des expulsions collectives étant vue comme « passerelle » vers le principe de non-refoulement, il paraît peu cohérent de déduire du premier une garantie inférieure au second. Considérer un droit permettant d’accéder à un autre droit comme moins important que le droit auquel il permet d’avoir accès revient in fine à amoindrir les garanties qui découlent de cet autre droit. Le paradoxe réside dans l’interprétation de la Cour selon laquelle l’absence de tout examen individuel n’entraîne une violation de la convention qu’en présence d’un risque de violation de l’article 3. Or un tel examen individuel est nécessaire afin d’évaluer s’il existe ou non un risque de violation de l’article 3 de la CEDH en cas de renvoi. Par conséquent, tout renvoi immédiat devrait être considéré comme contraire au principe de non-refoulement.
Deuxièmement, la Cour estime nécessaire en cas d’expulsion immédiate et afin de conclure à l’absence de violation de la Convention que les Etats mettent en place des voies légales « réellement et effectivement accessibles » et que les migrants n’aient pas utilisé ces voies mises à leur disposition. Il s’agit dès lors plus d’une obligation positive, en ce sens la Cour s’éloigne de son interprétation originelle qui se limite à une obligation négative de « ne pas renvoyer vers des traitements inhumains ou dégradants ». Il s’agit donc là d’une interprétation novatrice qui enjoint la Cour à être prudente. Le contrôle exercé quant à l’effectivité des voies légales d’accès mises en place par les États membres est très marginal. Cela a été vivement critiqué, notamment par les ONG. D’un point de vue factuel, les requérants n’ont pas eu la possibilité de se tourner vers des voies légales d’accès effectives. En outre, s’il avait été possible de demander un visa à l’ambassade ou de franchir la frontière aux postes existants, pourquoi les migrants auraient-ils préféré escalader dangereusement une clôture ? Pour toutes ces raisons, la Cour aurait dû conclure à une violation de l’article 4 du protocole n°4. L’interdiction des expulsions collectives et la protection contre le refoulement n’ont pas été respectées. En outre, il peut être considéré que cette pratique porte atteinte à l’effectivité du droit d’asile qui peut être demandé à la frontière. Ce cas n’est malheureusement pas isolé, des push-back ont également été constatés par des organisations internationales en Pologne, en Bulgarie, en Slovénie, en Italie, en Autriche et en Grèce. Et là sans qu’il n’ait été fait usage de la violence ni que le risque d’atteinte à l’article 3 n’ait été analysé.
[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]