Constitutionnalisme, le déclin d’un consensus en Europe?
27 March 2017 /
Le constitutionnalisme est un concept juridique qui a joui en Europe d’un large support au sein des élites. Pourtant, ce concept est dernièrement de plus en plus contesté. Essayons donc de comprendre ce qu’il signifie, ses limites et de quelle manière est-il contesté actuellement en Europe.
Le constitutionnalisme en Europe
A partir des années 1950, l’Europe est devenue l’épicentre d’un nouveau principe juridique, le constitutionnalisme. Celui-ci s’est propagé suite au constat fait lors de la Seconde Guerre Mondiale que, sans contrôle constitutionnel, l’Etat pouvait orchestrer, dans une légalité totale, des répercussions contre les minorités au sein de son territoire. Dès lors, pour empêcher de nouveaux abus, l’idée a été de placer des droits fondamentaux dans un texte juridique supérieur de tel sorte qu’il protégera chacun des abus de l’Etat. C’est le pouvoir judiciaire qui a été chargé d’assurer le respect de ces droits fondamentaux. Pour contourner une décision du pouvoir judiciaire, le pouvoir exécutif doit réviser le texte juridique susmentionné. Ce qui requiert le plus souvent une majorité législative plus conséquente que pour le vote d’une loi ordinaire.
A partir des années 1950, l’Europe est devenue l’épicentre d’un nouveau principe juridique, le constitutionnalisme.
A l’heure actuelle, en Europe, les droits fondamentaux des européens, mais aussi des non-européens, sont protégés à la fois au niveau national et au niveau européen. Au niveau national, tous les pays européens sont non seulement dotés de constitutions dans lesquelles figure une charte des droits – à l’exception notoire du Royaume-Uni –, mais aussi d’un système de contrôle judiciaire (Sweet 2011: 122). Au niveau européen, ces droits fondamentaux sont inscrits dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’Homme, et le respect de ces droits sont respectivement assurés par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Pour ne parler que de la Charte des droits fondamentaux, celle-ci fût ratifiée en 2007 pour répondre aux préoccupations des cours constitutionnelles nationales qui ne voulaient pas reconnaître la primauté du droit européen notamment en raison de l’absence d’une telle charte au niveau européen. Leur crainte était que, bien qu’il existe un système de contrôle juridique disponible aux particuliers depuis l’affaire Van Gend & Loos, la reconnaissance de la primauté du droit européen aurait pour conséquence une réduction du niveau de protection juridique de leurs concitoyens (Sweet 2011: 143-144). Pour des exemples de contrôles juridiques, voir l’affaire Luftsicherheitsgesetz (Bundesverfassungsgericht, 11/2006) au niveau national et l’affaire Kadi (CJUE, 18/07/13) au niveau européen.
Le constitutionnalisme est donc un principe juridique dominant qui s’est étendu à la fois au niveau national et au niveau européen. Cependant, si ce principe jouit d’un support important en Europe, celui-ci n’est pas incontestable, et est en effet contesté par une partie croissante des élites intellectuelles.
La tension ontologique entre constitutionnalisme et souveraineté législative
Les critiques à l’encontre du constitutionnalisme se fondent sur deux lignes de raisonnement : l’illégitimité du contrôle juridique en général, et l’illégitimité du contrôle juridique par des cours supranationales en particulier. Alors que le premier courant de pensée rejette toute intervention des juges dans la production des lois, le second rejette seulement l’intervention de juges supranationaux comme ceux de la CJUE ou de la CEDH.
Si ce principe jouit d’un support important en Europe, celui-ci n’est pas incontestable, et est en effet contesté par une partie croissante des élites intellectuelles.
Le premier courant d’opposition est ancré dans la théorie politique libérale. Selon Locke (1997), la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple ; donc en suivant une lecture littérale du concept de démocratie, il y a une tension entre la pratique du contrôle juridique, où des juges non-élus peuvent abroger des lois passées par le pouvoir législatif, et la souveraineté législative. Il faut garder à l’esprit cependant que parmi les critiques qui mobilisent cet argument, nombreux sont ceux qui marquent seulement leur opposition lorsque les décisions du pouvoir judiciaire vont à l’encontre de leurs intérêts ou de leurs croyances (Waldron 2006). Dès lors, s’il y a des opposants inconditionnels du constitutionnalisme, beaucoup sont ceux qui font usage de cet argument à des fins stratégiques.
Le second courant d’opposition découle du rejet des autorités supranationales. Pour les partisans de ce courant, les cours de justice supranationale – la CJUE et la CEDH – ne sont pas légitimes car elles assument la mission des cours constitutionnelles nationales sans pour autant représenter un semblant de nation. L’idée clé est que imposer des décisions d’une autorité supranationale à une population qui ne partage pas les mêmes vues que cette première revient à une sorte d’impérialisme (Rabkin 2012).
Le déclin du consensus autour du constitutionnalisme
A l’heure actuelle, ces critiques du constitutionnalisme se font de plus en plus nombreuses, et sont présentes au moins dans trois sphères du pouvoir : le monde académique, médiatique et politique. Dans les deux premières sphères, les attaques contre le constitutionnalisme sont de nature déclarative – c’est-à-dire, lorsque l’opposition est dans le discours plutôt que dans les actes. Premièrement, il y a les académiques. Bien que leur emprise directe sur le constitutionnalisme soit limitée, ils jouent l’important rôle de producteur de connaissances ; lesquelles serviront de socle idéologique aux critiques du constitutionnalisme dans les autres sphères du pouvoir. Ce rôle est d’ailleurs particulièrement visible en Russie où l’Etat se base sur la doctrine de la « démocratie souveraine » développée dans la sphère académique russe par Surkov (2009) pour justifier son tournant antilibéral.
Deuxièmement, il y a les journalistes qui attaquent les juges en publiant des articles dénonçant leur illégitimité. Par exemple, au Royaume-Uni, la Cour suprême a décidé que l’article 50, qui doit déclencher le début officiel du Brexit et des négociations avec l’Union européenne, ne pouvait pas être déclenché uniquement par le gouvernent – comme la prérogative royale le suppose –, et que ce dernier devait chercher l’approbation du pouvoir législatif. Suite à cette prise de décision, la cour constitutionnelle a essuyé le feu de certains médias. Le Daily Mail a notamment accusé les juges de la cour d’être les ennemis du peuple pour avoir pris une décision qui allait à l’encontre de la volonté de 17.4 millions d’électeurs (Daily Mail, 4/11/16).
Enfin, dans la sphère politique, les attaques contre le constitutionnalisme peuvent être à la fois déclaratoires où matérielles, en fonction de la position de force que les critiques occupent au sein des institutions nationales. Alors que des politiciens comme Marie Le Pen (L’Obs, 26/02/17) et Théo Francken (Justice en ligne, 15/12/16) doivent se contenter d’attaques déclaratoires dû à leur position idéologique minoritaire au sein de la sphère politique, Viktor Orbán et Jarosław Kaczyński, qui sont au pouvoir, peuvent asséner de vrais coups au système judiciaire. Certaines réformes dans ces pays l’illustrent bien. En Hongrie, le gouvernement a adopté une nouvelle constitution, qui par exemple annule l’ensemble de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Hongrie préalable à l’adoption de la nouvelle constitution (FIDG 2016: 12). En Pologne, le PiS a paralysé le Tribunal constitutionnel en changeant le statut de cette cour, et exigeant que celle-ci délibère à 13 membres alors qu’il n’y a dans l’état actuel des choses que 12 membres (Euractiv, 13/06/16). Cependant, si ces deux cas sont des exemples évidents, il y a eu de nombreuses attaques sur le constitutionnalisme dans d’autres pays sans que ceux-ci aient eu une large couverture médiatique (EUobsever, 28/07/16).
Conclusion
Il y a donc, en Europe, une réelle et visible opposition au système actuel de protection des droits. Cependant, opposition ne signifie pas pour autant mise en danger du système. Ce dernier ne peut être seulement considéré en danger que lorsque ces critiques se répandent au sein de l’opinion publique, et que des gouvernements souverainistes prennent le pouvoir – comme en Hongrie par exemple. Un tel constat appelle les autorités politiques nationales et européennes à prendre deux initiatives Premièrement, il devrait y avoir des sondages de l’opinion publique sur le sujet. Actuellement, les sondages – comme par exemple l’Eurobaromètre sur la justice dans l’UE (Commission 2013) – se sont contentés d’étudier la satisfaction des citoyens par rapport au système juridique en prenant comme point de référence l’Etat de droit. Deuxièmement, dans les pays où le constitutionnalisme est dans la tourmente, il faudrait mettre en place des débats ouverts sur la question – en opposition avec ce que la Commission fait à l’heure actuelle.
Marin Capelle est étudiant en 1ère année à l’Institut d’études européennes
Bibliographie
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Surkov, V.I, 2009. ‘Nationalization of the Future: Paragraphs pro Sovereign Democracy’, Russian Studies in Philosophy 49(4): 8-21.