Le langage comme vecteur de l'(in)égalité des sexes
02 July 2021 /
Lyna Ali-Chaouch 8 min
Le langage est essentiellement culturel et social. Il constitue d’une part un cadre d’organisation symbolique du monde, et d’autre part, un témoin des relations de pouvoir au sein d’un groupe. Au départ de l’intégration des modèles sociaux normatifs de féminité et de masculinité, le langage est un vecteur de l’inégalité des genres mais également un levier d’action important dans la lutte contre les stéréotypes.
Langage et enculturation
Le langage est fondamental à la socialisation et à l’appropriation des normes sociales de son groupe d’appartenance. Il a été démontré que dès l’âge de deux ans, les enfants disposent de schémas de genre opérationnels et organisent leur conduite en fonction de ceux-ci. Dès 18 mois, un enfant dispose d’une sensibilité à la répartition des rôles selon le genre et affiche une préférence pour des objets ou activités intégrés comme culturellement appropriés. L’apprentissage du langage est central à cette enculturation et constitue un vecteur privilégié de la transmission de stéréotypes de genres. Ces normes très vite intégrées chez l’enfant tendent à véhiculer une « complémentarité » des sexes qui, en instituant des oppositions telles que celle entre force et délicatesse ou encore entre sagesse et témérité, jette les bases discrètes d’une hiérarchisation.
En structurant la réalité au prisme de normes sociales, le langage engage un système de valeurs, véhicule des représentations et pérennise des stéréotypes normatifs. Le langage est donc vecteur de luttes symboliques et le discours en sera le lieu.
La pratique contemporaine de la langue française est fortement marquée par le sexisme. Outre le fait que la domination du masculin sur le féminin est intégrée dès l’enfance, les femmes sont invisibilisées dans nombre de noms de métiers, titres et fonctions. De plus, la pérennisation d’injures à caractère sexiste renforce les stéréotypes de genre et contribue à l’hypersexualisation du corps des femmes. Le sexisme dans la langue, dont les citoyennes sont également, consciemment ou inconsciemment, autrices, fertilise le terreau du sexisme ordinaire et entretient la survenue de discriminations dans la sphère privée et professionnelle. A ce sujet, un manque de considération des pouvoirs publics est à constater mais des initiatives, sur lesquelles nous reviendrons, voient le jour.
Un discours politique différencié
Le discours politique constitue un exemple de choix lorsqu’il s’agit d’observer comment la pratique langagière nourrit les inégalités de genre. Magali Guaresi a étudié les professions de foi des candidates et candidats députés français sous la Cinquième République sous la perspective du genre. Elle observe en premier lieu, que le discours politique des femmes diffère de celui des hommes significativement.
Les députées, pour se légitimer, mobilisent leurs compétences issues de la sphère privée et se réfèrent à des qualités de mère, d’épouse et d’allocutaire privilégiée des femmes et personnes vulnérables. Elle note également que si la logique du care est mise en avant, le champ lexical de la lutte politique n’est en revanche que très peu employé afin de se conformer aux normes d’une féminité subordonnée dans le champ politique. Elle constate, de plus, que si les femmes peuvent pénétrer l’espace parlementaire, c’est au prix d’une maîtrise de soi et d’une présentation d’elles-mêmes en tant que subalterne dans l’espace politique, tandis que les hommes utilisent quant à eux le registre de la conquête politique et du combat.
Dès lors, les femmes entretiendraient leur marginalité pour se conformer à leur identité de genre. La performance de leur identité politique serait donc ancrée dans les représentations traditionnelles des rôles sociaux. On observe donc souvent la performance d’un ethos féminin relationnel et empathique. D’autres études confirment, dans le discours politique féminin francophone, le recours fréquent à l’argument explicite par le genre (« en tant que femme, j’apporterai… ») et implicite en mettant en avant des qualités prétendument féminines.
Contraintes à la reconduction de représentations genrées, les femmes politiques sont tenues de donner des « gages de bonne féminité » pour limiter la transgression de leur présence dans la sphère publique ce qui contrevient à leur insertion complète et durable dans celle-ci.
Le discours comme arme de lutte
« Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Foucault, 1971). Plusieurs initiatives voient le jour pour tenter de converger vers des pratiques langagières plus égalitaires.
La réforme de l’orthographe
En premier lieu vient à l’esprit celles qui relèvent des réformes de l’orthographe et plus particulièrement de l’écriture inclusive. Féminisation des noms, accord de proximité, emploi de mots épicènes et points médians notamment en sont différents principes et ils visent à déconstruire l’universalité du masculin et à œuvrer vers davantage de visibilisation du féminin.
Pour ses détracteurs, cette réforme serait annonciatrice d’un désordre sémantique, pédagogique et esthétique sans précédent et qualifié de « péril mortel ». Si ce débat suscite autant de passions, c’est parce qu’au-delà de la question de la langue, celle plus politique des rapports de pouvoir est posée.
Bien que la nécessité de l’évolution de la langue française soit communément admise lorsqu’il s’agit notamment de l’introduction de nouveaux termes voire anglicismes chaque année dans le dictionnaire, le débat qui concerne l’écriture inclusive est souvent tourné en ridicule par ses détracteurs qui déploient à son encontre des arguments d’une grande pauvreté selon l’historienne de la langue française Eliane Viennot.
En réponse à ce débat, une circulaire du Ministre de l’Education français datant du 5 mai dernier et adressée aux rectrices et recteurs d’Académie statue sur les « règles de féminisation » dans l’enseignement. Celle-ci s’ouvre sur la formule suivante « Au moment où la lutte contre les discriminations sexistes implique des combats portant notamment sur les violences conjugales, les disparités salariales et les phénomènes de harcèlement, l’écriture inclusive, si elle semble participer de ce mouvement, est non seulement contre-productive pour cette cause même, mais nuisible à la pratique et à l’intelligibilité de la langue française. (…) En prônant une réforme immédiate et totalisante de la graphie, les promoteurs de l’écriture inclusive violentent les rythmes d’évolution du langage selon une injonction brutale, arbitraire et non concertée ». Il s’agit de propos conjoints signés d’ Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française et de Marc Lambron, son directeur en exercice. Cette institution, créée en 1635, est chargée de fixer les usages de la langue française. Le 7 mai dernier, soit 2 jours après la circulaire ministérielle, l’Académie publia une lettre ouverte sur l’écriture inclusive dans laquelle on peut lire « L’écriture inclusive offusque la démocratie du langage. Outre que la correspondance avec l’oralité est impraticable, elle a pour effet d’installer une langue seconde dont la complexité pénalise les personnes affectées d’un handicap cognitif (…) L’écriture inclusive trouble les pratiques d’apprentissage et de transmission de la langue française, déjà complexes, en ouvrant un champ d’incertitude qui crispe le débat sur des incantations graphiques.».
Dans son ouvrage « L’Académie contre la langue française », Eliane Viennot affirme que depuis sa création, cette institution n’a cessé de masculiniser la langue française en condamnant notamment l’emploi d’une quarantaine de termes féminins pourtant d’usage à l’époque (dont écrivaine, autrice, philosophesse, peintresse, ambassadrice -qui désigne aujourd’hui la femme d’un ambassadeur selon l’Académie – etc.). La justification apportée ayant été celle que les activités que décrivent ces termes étaient réservées aux hommes.
Ce travail d’invisibilisation s’est opéré également sur la règle d’accord (« le masculin l’emporte sur le féminin ») théorisée au 17ème siècle. De plus, de nombreux termes ont, en effet, été rendus invariables et s’accordent donc au masculin singulier. Notons enfin que c’est dans la première édition de son dictionnaire que l’Académie a décrété que le mot « homme » s’emploierait pour désigner l’humanité, ce qui ne s’était jamais retrouvé avant cela dans la pratique. Selon Eliane Viennot, la langue française était tout à fait opérationnelle avant ces réformes qui ont été tricottées aisément, et peuvent être aujourd’hui détricotées de la même manière à condition que cela passe par l’enseignement.
Le langage neutre promu à l’échelle européenne
En 2008, le Parlement européen a été l’une des premières institutions internationales a adopter une stratégie quant à l’emploi d’un langage neutre.
Dans un document (datant de 2018) intitulé « Usage d’un langage neutre du point de vue du genre au Parlement européen » une série de mesures sont exposées afin de promouvoir l’utilisation d’un langage non sexiste dans les documents de l’institution.
Dans cette brochure, une section est consacrée aux bonnes pratiques qui concernent les langues romanes, caractérisées par le genre grammatical et donc sujettes au débat quant à l’emploi de l’écriture inclusive. A ce sujet on peut y lire « Étant donné qu’il est pratiquement impossible, d’un point de vue lexical, de créer des formes neutres largement acceptées à partir des mots existants dans ces langues, d’autres stratégies ont été recherchées et recommandées dans le langage administratif et politique. ».
Parmi ces mesures, il est notamment question d’une féminisation des termes et d’un encouragement à ne plus employer de termes masculins génériques. La version allemande du traité de Lisbonne est citée en exemple, le terme générique «citoyens» y apparaît sous la forme «Unionsbürgerinnen und Unionsbürger» comme recommandé et à la différence de la version française où le masculin tient lieu d’universel.
Vers un changement des pratiques discursives ?
Nous l’avons vu, le sexisme véhiculé par la langue française a été institutionalisé sciemment au 17ème siècle. Bien qu’il soit légitime de s’interroger quant à une remise aux normes, les pouvoirs publics en accord avec l’Académie française, démontrent une extrême réticence à œuvrer vers le changement. Toutefois, la pratique fait la langue et si l’orthographe s’en tient à l’immobilisme de ces institutions, tout un chacun peut poser une réflexion sur son usage de la langue, questionner ses représentations et veiller à un emploi plus juste.
[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]