L’existence du Traité sur la Charte de l’Energie menacée
22 December 2022 /
Ludivina Ordonez 10 min
Le traité sur la charte de l’énergie est un pacte international ayant pour but de protéger les investissements dans le secteur de l’énergie. Au vu de la crise climatique de ces dernières années, ce traité a été remis en cause, la raison ? Il empêche les gouvernements d’entreprendre des projets décisifs dans la lutte du changement climatique.
Un traité aux objectifs archaïques
Le traité sur la Charte de l’Énergie (TCE) est signé en 1994, mais entre en vigueur quatre ans plus tard, en 1998. Parmi sa cinquantaine de signataires, on retrouve l’Union Européenne, (en tant qu’organisation internationale), le Royaume Uni, mais également des pays d’Asie centrale.
Pour comprendre son objectif initial, il faut retourner quelques décennies en arrière, à l’époque de la Guerre froide. En effet, l’objectif initial de ce traité était la protection des entreprises provenant de l’Europe de l’Ouest, qui investissaient dans les Etats nouvellement indépendants de l’Union soviétique. En signant ce traité, l’UE voulait assurer une sécurité énergétique en protégeant les investissements des entreprises énergétiques, par exemple contre la rupture de contrats. Ce faisant, l’UE pouvait assurer son approvisionnement énergétique dans la période suivant la Guerre froide. Le contexte de l’époque fait sens : ce traité a été signé après la Guerre froide, lorsqu’il y avait une occasion pour le libre-échange.
Les Etats, opprimés par certaines clauses
Bien que la crise climatique ne fût pas au centre des préoccupations à l’époque de son adoption, le traité est aujourd’hui problématique. Il donne en effet aux entreprises de combustibles fossiles le pouvoir de demander aux gouvernements une compensation en cas de changement de politique énergétique qui pourrait préjudicier leurs potentiels profits. Les gouvernements ayant pour ambition d’adopter des mesures combattant la crise climatique sont donc piégés car ils encourent le risque de se voir imposer des amendes astronomiques.
Le traité est accompagné d’un mécanisme légal, la clause d’arbitrage Investisseur – Etat, (ISDS) permettant de régler les différends entre investisseurs et États. Ce mécanisme est depuis quelques temps pointé du doigt. En effet, il permet aux entreprises du secteur énergétique d’intenter une action en justice, devant des tribunaux d’arbitrage, à l’encontre des gouvernements étrangers. Ce mécanisme fait perdurer la dépendance des Etats aux combustibles fossiles et entrave la transition énergétique.
En outre, la simple menace de tels litiges suffit à empêcher l’action réglementaire, que l’on appelle le regulatory chill. Autrement dit, ce traité produit un chilling effect en ralentissant l’adoption des lois climatiques. Le Danemark a par exemple décidé que l’extraction du pétrole et du gaz prendrait fin en 2050, plutôt qu’à une date antérieure afin d’éviter des conflits judiciaires.
Encore plus problématique est la clause d’extinction, ou la sunset clause, qui empêche les Etats signataires de quitter le traité sans conséquence ; cette clause permet en effet aux entreprises de continuer d’intenter des poursuites jusqu’à deux décennies après l’abandon de l’Etat. Prenons l’exemple de l’Italie, qui s’est retirée du traité en 2016 mais qui risque d’être exposée à cette clause jusqu’en 2036. À ce sujet, une option est néanmoins laissée ouverte aux Etats : se retirer du traité en même temps, ce qui permettrait de neutraliser la clause d’extinction. Concrètement, les parties souhaitant se retirer conjointement du traité peuvent conclure un accord inter se. Cet accord permettrait de rendre la clause inapplicable et de « réduire le risque de poursuites de 20 à 1 an ».
Une bonne nouvelle tout de même : la Cour de Justice de l’UE a récemment rendu un arrêt en septembre 2021 à propos du mécanisme ISDS. La cour a en effet jugé que les entreprises énergétiques siégeant au sein de l’UE n’étaient désormais plus autorisées à intenter une action judiciaire contre les gouvernements de l’UE. Cet arrêt a été pris en compte dans la réforme du TCE, qui a inséré un nouvel article interdisant l’application du mécanisme ISDS entre les investisseurs et Etats européens. Cette bonne nouvelle reste malgré tout limitée étant entendu que les investisseurs provenant de pays en dehors de l’UE peuvent encore recourir aux tribunaux d’arbitrages.
Une tentative de modernisation du traité peu convaincante
Au vu des préoccupations climatiques, la Commission européenne a mené des efforts, depuis 2018 dans le but de l’harmoniser avec l’accord de Paris de 2015 et le Green Deal Européen. Le 15 juillet 2019, le Conseil a donné un mandat à la Commission européenne pour entamer les négociations sur la modernisation du TCE. Ce mandat fut accepté par la Commission, qui a considéré qu’une modernisation du traité était nécessaire pour y insérer des considérations climatiques.
Le 24 juin 2022, et après trois années de pourparlers, les Etats ont trouvé un accord de principe. Ces efforts de modernisation sont néanmoins difficiles à mettre en place puisque toute réforme du pacte requiert l’unanimité de ses signataires. Les Etats ont donc un droit de véto, et certains souhaitent malgré tout protéger l’industrie des combustibles fossiles. D’autres considèrent néanmoins que le conflit d’intérêts entre le traité et l’Accord de Paris est trop important pour que le traité puisse s’aligner à ses objectifs.
Grâce à ces négociations, l’UE est tout de même parvenue à ajouter une option de flexibilité. Cette option permet aux pays de décider quelles énergies tombent sous le champ d’application du traité, avec donc la possibilité d’en exclure certaines. Cette exception permet donc à ses Etats membres de progressivement supprimer la protection des investissements dans les combustibles fossiles pour les dix années futures. Néanmoins, cet accord a attiré les critiques des groupes Verts selon lesquels la réforme n’est pas suffisante pour se conformer aux politiques climatiques.
L’insertion de ce mécanisme de flexibilité permettrait aux pays qui le souhaitent de mettre un terme à la protection des investissements dans les combustibles fossiles. L’UE a activé ce mécanisme. Le mécanisme ISDS et la sunset clause (permettant aux entreprises d’intenter une action contre les pays même vingt ans après leur retrait du traité) restent inchangés. De surcroît, les catégories d’énergies tombant sous la protection du TCE ont été élargies ce qui pourrait accroître les risques d’intentement d’action judiciaire.
Parmi les parties déçues par cette réforme, on y trouve le Parlement Européen, mais également l’Allemagne, les Pays Bas, la Pologne et l’Espagne. Le PE et ces états encourent plutôt la Commission à se retirer du traité, et considèrent cette réforme comme du greenwashing. Néanmoins, la Commission, elle, estime que le traité peut coexister avec les objectifs environnementaux.
La vague de retrait des pays européens
Aux dernières nouvelles, le président français Emmanuel Macron a annoncé le 21 octobre 2022 que son pays quittera le Traité sur la Charte de l’Énergie. Ce retrait serait selon le président cohérent avec les « ambitions climatiques » de son pays. L’Espagne a suivi le même schéma et a pris la décision en Octobre 2022 de se retirer du traité. Selon la ministre espagnole de la transition écologique, les tentatives de réforme ont été inopérantes et n’ont pas su démontrer de profondes améliorations. Enfin, les Pays Bas et la Pologne considèrent également que les tentatives de réformes sont insuffisantes. Ces pays sont donc de l’avis que la meilleure solution reste de se retirer du traité. Au mois de novembre, trois pays se sont ajoutés à la vague de retrait ; il s’agit de la Slovénie, du Luxembourg et de l’Allemagne.
Selon la Commission, les retraits successifs des Etats membres n’arrangent pas la situation, d’abord car l’élimination progressive des protections de l’énergie fossile pour les 10 prochaines années ne s’appliquerait pas, et surtout car la sunset clause, elle, s’appliquerait. Malgré ces départs successifs du traité, la Commission a finalement déclaré qu’elle ne comptait pas organiser un retrait coordonné, et que l’UE continuerait donc à faire partie du traité.
La réforme du traité dans une impasse
La modification du TCE devait être décidée à l’unanimité par toutes les parties contractantes, le 22 novembre 2022 en Mongolie. Chaque partie au TCE pouvait mettre son droit de veto au nouvel accord, afin de d’accepter ou de rejeter sa modernisation.
La Commission européenne a annoncé fin novembre la position de l’UE concernant le projet de réforme de la Charte, à savoir que les Etat membres ne sont pas parvenus à trouver un accord commun au sujet de la modernisation du traité. Cette situation entraîne un report de vote, a annoncé la Commission, qui tentait de pousser les Etats à approuver le projet de réforme, en vain.
En ce qui concerne l’Union Européenne, le texte (une fois accepté par les partis signataires) doit être approuvé par les Etats membres au Conseil, et par le parlement européen. Le Parlement européen, quant à lui, reste sur ses positions et a appelé la Commission, dans une résolution (non contraignante) du 24 novembre 2022, d’organiser une sortie coordonnée du traité. Dans cette résolution, le Parlement a reconnu que « l’actuel TCE est un instrument obsolète qui ne sert plus les intérêts de l’Union européenne, notamment au regard de l’objectif d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050 ».
À présent, le dilemme des Etats membres de l’UE est le suivant : soit décider de progressivement supprimer les investissements dans les énergies fossiles existants sur une période de 10 ans (qui fonctionne sur une base volontaire des Etats membres), soit sortir du traité mais devoir s’exposer à la sunset clause de 20 ans.
Il est de toute évidence contre-productif de remplir les poches des investisseurs de l’industrie des combustibles fossiles, qui sont au cœur du changement climatique, au lieu d’utiliser cet argent pour des efforts climatiques essentiels.
De plus, selon le GIEC, il faut que les émissions de gaz à effet de serre soient réduites de 43% d’ici 2030 afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5° C. L’UE s’est engagée à réduire les émissions pour 2030 et a notamment adopté le Green Deal pour exécuter ses engagements. Bien que les réformes du TCE aient pour objectif de rendre le traité compatible avec l’Accord de Paris, celles-ci restent lacunaires. Par exemple, le mécanisme de flexibilité a uniquement été adopté par le royaume Uni et l’UE, ce qui signifie que « la protection des investissements dans les combustibles fossiles subsiste indéfiniment dans les vingt-trois autres parties contractantes au TCE ». En outre, les dix prochaines années sont cruciales pour limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C, or le nouveau TCE ne met pas fin à la protection des investissements. Au contraire, l’on peut considérer que le nouveau traité accroît le risque de litige en agrandissant le champ d’application du TCE à de nouvelles sources énergétiques.
De plus, les réformes convenues ne remédient pas au système de règlement des différends entre investisseurs et Etats (ISDS), qui restera inchangé dans le nouveau traité. Enfin, le nouveau TCE ne modifie pas non plus la durée de la clause d’extinction, qui reste pourtant un empêchement considérable pour les Etats souhaitant quitter le traité.
La balle est dans le camp des Etats
La raison principale poussant les Etats membres à quitter le traité est afférente à leurs ambitions climatiques. Les positions divergentes sur ce traité se ressentent non seulement auprès des Etats membres, mais également auprès des institutions européennes. La route vers la modernisation du TCE est parsemée d’obstacles, et la nécessité d’avoir l’accord du Conseil et du Parlement en plus de la Commission ne facilite pas la tâche. Le vote a été reporté à avril 2023. Tant que les Etats signataires ne parviennent pas à s’accorder sur une modernisation du traité, celui-ci reste en vigueur, inchangé.
Il est désormais indéniable que le TCE empêche l’avancée vers des législations respectueuses de l’environnement. En permettant aux compagnies de poursuivre en justice les Etats dont les législations mettent en péril leurs profits, ce traité est une épée de Damoclès au-dessus de la tête des Etats. In fine, c’est aux Etats de choisir s’ils souhaitent faire primer les préoccupations environnementales au détriment du TCE, ou vice versa. L’Union Européenne a un rôle à jouer dans la mise à néant de ce traité. De fait, les pays membres doivent s’en retirer de façon coordonnée avec pour but de le détruire, et une structure de la taille de l’UE en est capable. Selon l’organisation CNCD-11.11.11, la solution la plus efficace pour l’UE serait de se retirer collectivement, et de conclure un accord inter se qui permettrait de neutraliser la clause de survie de 20 ans.