Lutter pour la voix des femmes – Entretien avec Sandrine Rousseau
01 July 2021 /
Adèle Le Bihan 8 min
Enseignante-chercheuse en économie et vice-présidente de l’Université de Lille, Sandrine Rousseau est devenue le symbole précurseur de la lutte contre les violences faites aux femmes en portant plainte en 2016 pour agression sexuelle à l’encontre de Denis Baupin, ancien vice-président de l’Assemblée nationale et responsable du parti écologiste français. Aujourd’hui, Sandrine Rousseau revient sur la scène politique avec pour ambition de devenir la première femme Présidente de la République française en 2022. Elle nous parle de son parcours et de son combat laborieux pour que l’égalité entre les femmes et les hommes devienne réalité.
Quels ont été les moments forts et les obstacles rencontrés au cours de votre carrière?
Il y a eu plein d’obstacles. C’est quand même rare d’avoir une carrière de femme sans jamais rencontrer d’obstacles. Déjà pendant ma thèse, ça a été compliqué puisque j’ai eu deux enfants. Quand j’ai annoncé à mon directeur de thèse que j’étais enceinte il m’a conseillé d’arrêter ma thèse. J’ai été reçue par le directeur de la faculté pour me proposer d’arrêter, soit la thèse, soit la grossesse, donc grosso modo d’avorter. Ce que je n’ai évidemment pas fait et j’en suis bien heureuse. Avoir deux enfants pendant une thèse ce n’était déjà pas possible, et ce n’était pas compris. Cela fait partie des biais et des discriminations, car finalement, cela ne m’a pas empêchée de réaliser ma thèse dans les temps.
Ensuite, je suis partie travailler en entreprise où j’ai été cadre supérieure, avant de retourner à l’université comme enseignante-chercheuse. Après, les choses se sont enchaînées. Je suis devenue vice-présidente de l’Université de Lille. C’est là qu’on a mis pour la première fois une vice-présidente chargée de l’égalité femmes-hommes et du développement durable. On était la première université à faire ça.
En 2009, les écologistes sont venus me chercher pour que j’entre en politique. J’ai d’abord dit non bien sûr, et puis finalement, j’ai fini par dire oui. En 2016, un an avant le mouvement #MeToo, on était les premières femmes en France avec Annie Lahmer, Elen Debost, Isabelle Attard à dénoncer des violences sexuelles au sein de notre parti. Quand on a parlé, ce n’était pas du tout la même ambiance qu’aujourd’hui, donc ça a été très dur.
Aujourd’hui je reviens pour me présenter à la présidentielle et j’espère bien gagner pour être la première Présidente de la République en France.
“Mais en tous les cas, je crois vraiment qu’une élection présidentielle qui se passerait entre hommes discutant de projets d’avenir, sans qu’aucune femme porteuse du mouvement social qui a eu lieu ces dernières années ne soit présente, serait un recul social.”
Pensez-vous que votre plainte à l’encontre de Denis Baupin serait mieux accueillie aujourd’hui qu’il y a cinq ans?
C’est difficile de savoir. Quand on l’a fait, c’était vraiment un pavé dans la marre. C’était une explosion parce que c’était la première fois que cela arrivait. Il était quand même vice-président de l’Assemblée nationale, et donc, très haut placé dans l’Etat. C’était quand même quelqu’un d’important à l’époque. Ça a été un choc quand ça a été reçu.
Mais aujourd’hui je constate que ce n’est toujours pas simple pour les femmes qui parlent. Par exemple, des femmes ont déposé plainte contre [le Ministre de l’Intérieur] Gérald Darmanin, et il ne démissionne pas. Dans notre cas, Denis Baupin avait démissionné de la vice-présidence de l’Assemblée nationale, même s’il était resté député. Je ne suis donc pas sûre que ce soit beaucoup plus simple. Disons qu’on en parle quand même plus. Il y a une forme d’habitude qui est prise, mais je crois que ce n’est pas encore complètement simple.
La crise sanitaire que l’on traverse depuis un an a accru les inégalités liées au genre dans le monde du travail. Par exemple, les métiers du care se sont avérés indispensables bien que sous-évalués. Il y a aussi toute la question du travail non rémunéré des femmes à la maison, qui sont aujourd’hui contraintes de s’occuper de leurs enfants en raison de la fermeture des écoles. Selon vous, quelles sont les mesures à adopter pour supprimer définitivement les inégalités liées au genre dans le monde du travail ?
Depuis le début de la crise sanitaire, on voit bien que le cœur de l’affaire est le partage des tâches domestiques. Dès que les femmes sont à la maison, ce sont elles qui s’occupent des enfants, du ménage, de la cuisine. On a un problème structurel là-dessus puisque depuis 1970, les femmes ont diminué leur temps de travail domestique mais les hommes ne l’ont pas augmenté. On a diminué le temps de travail domestique grâce aux machines à laver et aux plats préparés par exemple. Ce n’est pas lié à un partage mais à une forme de technique. Aujourd’hui, les femmes font près de huit heures de plus par semaine de tâches domestiques que les hommes. C’est une journée de travail ! Depuis 1970, les hommes ont augmenté leur temps de travail de douze minutes. On est dans un blocage.
C’est le prochain combat sur lequel il va falloir se mobiliser. Le partage des tâches domestiques est une forme de domination quotidienne, domestique et non violente. Si on n’accepte plus la domination, alors on n’accepte plus la domination sur rien. C’est un chantier à mener car pour le moment ce n’est pas fait.
Malgré une augmentation significative du nombre de plaintes depuis le mouvement #MeToo, le dépôt de plainte à la police suivi du long parcours judiciaire qui attend les victimes de violences sexuelles reste une épreuve difficile, voire dissuasive. Comment peut-on améliorer le dépôt de plainte et le soutien tout au long de la procédure judiciaire de ces victimes ?
Il y a plein de choses à changer dans la loi. Par exemple, aujourd’hui si vous rentrez dans un commissariat, vous devez dire à l’entrée la raison pour laquelle vous venez. Vous devez donc dire à haute voix, à une personne que vous ne connaissez pas, dans un hall public, que vous venez déposer plainte pour viol. C’est évidemment très compliqué voire presque inhumain de demander ça. Il y a aussi des policiers à former. Malgré la diminution des témoignages de femmes sur le mauvais accueil dans les commissariats, ils restent quand même présents. Après, la loi française est faite de sorte que la présomption d’innocence soit plus forte que tout le reste. Dans le parcours judiciaire, il faut faire en sorte que les personnes n’aient pas à répéter quinze fois leur histoire. Il faut aussi arrêter avec des pratiques moyenâgeuses comme l’expertise psychologique des victimes, qui est vraiment une chasse aux sorcières.
“Le partage des tâches domestiques est une forme de domination quotidienne, domestique et non violente. Si on n’accepte plus la domination, alors on n’accepte plus la domination sur rien. C’est un chantier à mener car pour le moment ce n’est pas fait.”
Aujourd’hui, le consentement n’est pas défini dans la loi. En effet, il y a viol ou bien agression sexuelle, en cas de contrainte, menace ou surprise. En fait, il y a plein de situations où vous ne pouvez pas qualifier la contrainte, la menace ou la surprise. Par exemple, vous rentrez d’une soirée étudiante accompagnée d’un individu qui rentre chez vous. Est-ce qu’on est dans la contrainte, la menace ou la surprise ? Il y a plein de situations dans lesquelles nous ne sommes pas consentantes.
Enfin, il y a aussi un seuil d’âge à trouver pour les jeunes victimes. En dessous de quinze ans, il n’y a pas de consentement possible. Je prône également l’absence de prescription pour les viols commis sur les enfants.
La loi française distingue un viol d’une agression sexuelle dans la preuve d’un acte de pénétration. A l’occasion d’un jugement rendu par la Cour de cassation le 14 octobre dernier, la requalification l’objet de la plainte pour viol en agression sexuelle a été contestée par la victime. En lisant des arrêts comme celui-ci, on s’interroge quant à la capacité du juge à punir et à réparer des faits de violences sexuelles. Quelle est votre opinion ?
Il n’y a que nous qui pouvons garantir nous-mêmes notre propre droit. Aujourd’hui, la loi française ne protège pas du tout et ne porte que sur le cas “typique” du viol : dans un coin sombre la nuit par un inconnu avec un couteau sous la gorge. Mais ça, c’est vraiment le cas très rare. Dans 90% des cas, on connaît la personne qui nous viole. Ce n’est donc pas une définition effective.
On voit beaucoup de résistance dans l’opinion publique concernant la libération de la parole des femmes. Comment continuer à progresser sur ce terrain sans créer un clivage encore plus important entre les femmes et les hommes?
J’ai toujours en tête une phrase de Martin Luther King qui dit que ça ne sert à rien de demander l’égalité, mais qu’il faut l’arracher et continuer le combat. Quelque part, ma candidature à la présidence de la République est aussi une manière de continuer ce combat. C’est une manière de dire que vous n’allez pas être tranquilles. J’espère bien qu’il y aura une mobilisation très forte des femmes mais aussi des hommes qui veulent l’égalité derrière ma candidature. Sommes-nous capables, non pas de demander l’égalité, mais de la prendre, sans demander la permission, ensemble, et de gagner ?
C’est la mission ambitieuse que je me fixe. Mais en tous les cas, je crois vraiment qu’une élection présidentielle qui se passerait entre hommes discutant de projets d’avenir, sans qu’aucune femme porteuse du mouvement social qui a eu lieu ces dernières années ne soit présente, serait un recul social. Moi je mets le pied dans la porte et je fais en sorte que la porte ne se referme pas. Et ça ne plaît pas, mais c’est comme ça.
Depuis deux ans, celles qui gagnent sont des femmes : Kamala Harris aux Etats-Unis, Jacinda Ardern en Nouvelle-Zélande, en Finlande, en Islande, en Moldavie, en Ukraine etc. Ce sont des femmes qui sont à la tête des mouvements sociaux et sociétaux, des révolutions politiques douces qui ont eu lieu. Je crois vraiment que c’est l’heure des femmes. Après, on verra car la France est un vieux pays, un peu sexiste et machiste. On va voir si la France réagit. En ce moment, la force dans le monde ce sont des femmes avec des parcours militants, et qui l’assument.
[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]