Mark Rutte, contre vents et marées
24 March 2021 /
Thomas Smets 15 min
Ces 15, 16 et 17 mars 2021, les Néerlandais se rendaient aux urnes pour élire les 150 représentants amenés à composer la 38e législature de la chambre basse des Pays-Bas pour un mandat de 4 ans. Malgré une gestion de crise sanitaire contestée et un récent scandale politique, la coalition sortante emmenée par l’inébranlable Mark Rutte et le VVD est la grande gagnante du scrutin. Retour sur le contexte politique et social, la campagne électorale et les perspectives de formation gouvernementale.
Une coalition sortante consolidée et une fragmentation historique
La victoire de la coalition sortante composée du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD), formation libérale de centre-droit ; des Démocrates 66 (D66), formation centriste sociale-libérale ; de l’Appel chrétien-démocrate (CDA) et de l’Union chrétienne (CU), toutes deux formations de centre-droit démocrates-chrétiennes et sa capacité à conserver la majorité absolue avec 78 sièges constitue une première depuis 1998. Si les fortunes des quatre partis ont été diverses, on notera que tant le VVD de Mark Rutte que les D66 – qui réalisent le meilleure résultat de leur histoire – font mieux qu’au soir des élections législatives de 2017 en passant respectivement de 21,2% et 12,2% à 21,8% et 15% et de 33 et 19 à 34 et 24 sièges. De son côté, la CU se maintient à 3,4% des voix et 5 sièges alors que la CDA connaît un relatif déclin électoral en passant de 12,4% et 19 sièges à 9,5% et 15 sièges entre 2017 et 2021.
Du côté de l’opposition, le Parti pour la liberté (PVV), formation d’extrême droite nationaliste, populiste, eurosceptique et anti-islam emmenée par le sulfureux Geert Wilders passe de 13% des suffrages exprimés en 2017 à 10,8% en 2021 et perd ainsi trois sièges (17). Ce déclin lui vaut de perdre sa position de deuxième parti politique néerlandais au profit des D66. Deuxième force d’opposition, le parti écologiste de centre-gauche GroenLinks (GL) ne connaît pas meilleure fortune en passant de 9,1% des voix et 14 sièges en 2017 à 5,2% et 8 sièges en 2021. Enfin, le Parti socialiste (SP) perd 3 points et 5 sièges alors que le Parti travailliste (PvdA) se maintient à 5,7% des suffrages et conserve ses 9 sièges. Notons enfin que le Forum pour la démocratie (FVD), parti d’exrême droite nationaliste, conservateur, eurosceptique et climatosceptique fondé fin 2016 réalise une percée remarquable en passant de 1,8% des voix et 2 sièges à 5% des voix et 8 sièges entre 2017 et 2021.
Plus globalement, et bien que le système partisan néerlandais a historiquement été très fragmenté – aucun parti n’a jamais obtenu plus de 35% lors des élections législatives d’après-guerre – le scrutin de 2021 a aboutit à une fragmentation au sein de la chambre basse qui n’avait plus été observée depuis les élections de 1918 avec pas moins de 17 partis représentés.
Un contexte politique et social particulièrement tendu
Pourtant, cette victoire de la coalition sortante était tout sauf prévisible au regard du contexte particulier qui a précédé la tenue des élections néerlandaises. En effet, deux événements importants ont rythmé l’année pré-électorale.
Premièrement, la crise sanitaire induite par la pandémie de covid-19 a nécessité une gestion gouvernementale qui, bien que globalement acceptée et saluée par la population au cours des premiers mois, a fait l’objet d’une adhésion citoyenne moindre ainsi que de vives critiques ces dernières semaines. En effet, alors qu’en mai 2020, 81,1% des Néerlandais affirmaient être satisfaits de la gestion de crise menée par le gouvernement Rutte III, ce chiffre est passé à 76% en juillet 2020 pour chuter à 60,6% en octobre dernier. Un tel déclin du soutien affiché de la population à l’égard de la gestion de crise a pris une ampleur considérable à partir de janvier 2021 avec l’arrivée d’une seconde vague épidémique aux Pays-Bas. Cette dernière a contraint le gouvernement à instaurer le 23 janvier un couvre-feu entre 21h et 4h30 et à fermer les établissements scolaires, bars, restaurants et commerces non essentiels. L’introduction de telles mesures constitue un virage à 180 degrés par rapport à la gestion de crise qui avait prévalu en début de pandémie, le gouvernement estimant à l’époque qu’il n’était pas nécessaire de limiter outre mesure les libertés individuelles des Néerlandais, mettant en avant leur capacité à respecter les règles de protection sanitaire et de distanciation sociale élémentaires sans avoir à être “traités comme des enfants”. En réaction à ces mesures drastiques et en guise de protestation, des manifestations ont eu lieu, d’abord à Amsterdam et Eindhoven avant d’atteindre Rotterdam, La Haye ou encore Haarlem et ont souvent débordé en émeutes faites d’actes de vandalisme, de pillage de magasins ainsi qu’en affrontements directes avec les forces de police. Le 24 janvier, un centre de dépistage a été incendié dans la petite ville d’Urk alors que le 3 mars c’est une explosion qui a eu lieu à proximité d’un centre de dépistage dans le village de Bovenkarspel.
Pourtant, il serait erroné d’affirmer que ces émeutes, les pires que les Pays-Bas aient connu depuis plus de 40 ans, trouvent leurs origines uniquement dans l’opposition à la gestion épidémique entreprise par le gouvernement néerlandais. En effet, selon le professeur à l’Université de Leiden Jelle van Buuren interrogé par Euronews, la société néerlandaise est marquée depuis plusieurs années par une méfiance et une haine latente d’une partie de la population à l’égard des institutions de pouvoir et particulièrement du gouvernement. Cela s’explique notamment en raison de la persistance de problèmes sociétaux profondément ancrés tels que la précarité de l’emploi chez les jeunes, l’augmentation des prix de l’immobilier ou encore les réserves émises à l’égard de l’Union européenne et des politiques migratoires néerlandaises. Ainsi, l’instauration du couvre-feu et de mesures restrictives subséquentes a constitué un terreau fertile à la convergence de divers groupes sociaux aux motivations diverses et parfois contradictoires (extrémistes de droite, hooligans, complotistes, antivax ou simples opposants au gouvernement) vers un combat commun à l’encontre de la politique gouvernementale en matière de gestion de la pandémie de covid-19.
Deuxièmement, le 15 janvier 2021, le premier ministre Mark Rutte a présenté la démission de son gouvernement plongé en plein scandale à la suite de la publication en décembre 2020 d’un rapport parlementaire faisant état de fausses allégations de fraudes aux allocations familiales. En effet, entre 2013 et 2019, pas moins de 26 000 familles néerlandaises, souvent binationales, ont été traquées par l’administration et les services fiscaux qui enquêtaient sur des prétendues fraudes aux allocations familiales. En conséquence, des familles ont perdu leurs droits aux allocations et ont été priées de rembourser des montants conséquents alors même que le rapport parlementaire montre que l’administration s’était bien souvent appuyée sur des données incorrectes et n’avait pas fait preuve de transparence à l’égard des familles lésées. Par conséquent et face à la crainte de faire face à une motion de censure de la part du parlement néerlandais en raison de l’implication dans ce scandale de deux ministres du VVD qui étaient au fait des dysfonctionnements administratifs qu’ils ont choisi d’étouffer (Eric Wiebes et Tamara van Ark, anciens secrétaire d’Etat respectivement aux finances et aux affaires sociales), Mark Rutte décida de démissionner et son gouvernement exerca alors le pouvoir en affaires courantes jusqu’au scrutin de ces 15, 16 et 17 mars.
Mark Rutte, contre vents et marées
Mais alors comment expliquer le succès électoral des partis composant le gouvernement sortant en dépit de l’implication de ce dernier dans un scandale politique et de la défiance croissante qu’il a suscité auprès de la population dans le cadre de sa gestion de l’épidémie de covid-19 ? S’il est difficile d’apporter une réponse affirmée à cette question, plusieurs hypothèses, à mettre au conditionnel, peuvent être explorées.
Tout d’abord, le fait que l’annonce des restrictions imposées aux Néerlandais pour faire face à la seconde vague épidémique soit intervenue à peine quelques semaines après la publication du rapport parlementaire relatant le scandale des allocations familiales a sans doute eu pour effet que ce dernier est quelque peu tombé dans un relatif oubli devant l’expression du mécontentement croissant de la population. Deuxièmement, la démission du gouvernement Rutte III n’a pas été marquée par une tension entre les quatre partis le composant, aucun d’eux ne cherchant par exemple à attribuer la responsabilité du scandale à l’un ou l’autre. En effet, les partis ont semblé cherché à faire front en évitant toute expression d’une quelconque désunion à deux mois d’élections qui allaient certainement les amener à devoir se retrouver autour de la table des négociations afin de former un nouveau gouvernement. L’histoire leur aura donné raison. Ainsi, on pouvait lire dans les lignes du quotidien néerlandais De Volkskrant que la chute du gouvernement Rutte III était “la moins sanglante de l’histoire parlementaire néerlandaise”. Enfin, l’ensemble des ministres du gouvernement sortant ont fait part de leur volonté de réparer les erreurs commises par l’administration néerlandaise, Mark Rutte annonçant en ce sens un dédommagement pouvant atteindre 30 000 euros pour les familles les plus gravement lésées avant d’affirmer que des fautes avaient été commises à tous les niveaux. Cette stratégie communicationnelle peut être interprétée comme une volonté pour Mark Rutte et son gouvernement d’une part de se déresponsabiliser en partie et d’autre part de faire preuve de bonne foi en promettant de réparer l’erreur commise.
Si cela peut expliquer la capacité du gouvernement Rutte III à passer entre les gouttes du scandale des allocations familiales, cela n’explique pas pourquoi, malgré le mécontentement d’une grande partie de la population à l’égard de la gestion de la crise sanitaire, il est parvenu à conserver sa majorité parlementaire à la chambre basse à l’issue des élections. D’une part, il convient de rappeler que, bien que les divers sondages indiquent une adhésion de plus en plus faible de la population et bien que les manifestants et les émeutiers qui ont fait la une des journaux constituent une minorité particulièrement bruyante, une majorité des citoyens demeure satisfaite de la manière dont la crise sanitaire est gérée par le gouvernement. Ainsi, selon un rapport d’Eurobaromètre pour le mois de février 2021, 68% de la population continue de soutenir les mesures adoptées alors que 63% est favorable à l’instauration du couvre-feu. D’autre part, le gouvernement Rutte III étant en affaires courantes depuis sa démission le 15 janvier dernier, l’instauration du couvre-feu et des mesures associées le 23 janvier a nécessité l’approbation du parlement. Il apparaît que la majorité des partis de l’opposition, à l’exception notable du PVV, se sont joints aux partis du gouvernement démissionnaire pour voter en faveur de ces mesures. Par conséquent, la colère d’une partie du peuple néerlandais pouvait également être dirigée contre des partis d’opposition, ce qui peut expliquer pourquoi les partis gouvernementaux ne semblent pas avoir été sanctionnés outre mesure par les électeurs.
En définitive, il semble que les conséquences de la pandémie de covid-19 ont constitué une préoccupation bien plus importante que celles du scandale aux allocations familiales auprès d’une opinion publique néerlandaise majoritairement désireuse de privilégier la continuité au changement en ces temps troublés et donc de réitérer son soutien au Premier ministre sortant Mark Rutte.
Un élargissement du spectre idéologique pour affaiblir les adversaires politiques
Le succès ou l’échec électoral d’un ou plusieurs partis ne peuvent cependant pas s’expliquer uniquement par la réaction de ces derniers face aux contingences politiques, sociales ou encore économiques qui touchent une société donnée. En effet, la capacité du VVD et de ses partenaires de coalition à rééditer leur performance de 2017 doit également être analysée à la lumière des positionnements idéologiques qui ont rythmé leurs campagnes respectives.
La crise du covid-19 et les conséquences socio-économiques qu’elle a induite ont contribué à exacerber les appels de la société néerlandaise en faveur de l’adoption de davantage de politiques socio-économiques de “gauche” et il était par conséquent devenu impossible pour les partis du gouvernement sortant, majoritairement de droite, de les ignorer. Ainsi, on a pu observer qu’un certain nombre de propositions figurant traditionnellement dans les programmes électoraux des partis néerlandais de gauche se sont retrouvés tant dans ceux des partis démocrates-chrétiens (CDA et CU) que dans ceux des D66 et du VVD. Ce dernier a notamment déclaré avoir fait son autocritique et tiré les leçons du passé, ce qui s’est traduit par un virage à gauche sur la plan économique par rapport à 2017. En ce sens, le VVD entend par exemple renforcer le rôle d’un gouvernement qu’il veut fort afin de protéger l’économie et la société néerlandaise, faire de la défense de classe moyenne et des petites et moyennes entreprises sont cheval de bataille en lieu et place de celle des multinationales, augmenter le salaire minimum aux Pays-Bas ou encore ne plus abandonner le secteur de la santé aux mains des forces du marché. Cette tendance à se positionner davantage à gauche sur les enjeux socio-économiques est également visible du côté du CDA qui a placé les thématiques sociales, d’éducation et de santé au centre de son programme politique et qui soutient le VVD dans sa volonté d’augmenter le salaire minimum. Même son de cloche, tant du côté des D66 qui réclament une augmentation de 10% du salaire minimum que du côté de la CU. Ce virage à gauche sur le plan socio-économique peut en partie expliquer la défaite cuisante des trois partis de gauche néerlandais : le SD, le GL et le PvdA qui totalisent à eux trois seulement 16,9% des voix et 26 sièges, contre 37 en 2017. En effet, dès lors que les partis de la coalition sortante se sont emparés des questions traditionnellement portées par les partis de gauche, il devient beaucoup plus difficile pour ces derniers de se démarquer et d’attirer les électeurs.
Si le virage à gauche entrepris par le VVD sur le plan socio-économique fait l’unanimité parmi tous les analystes politiques néerlandais, tous s’accordent également sur le fait que sur le plan socio-culturel le parti de Mark Rutte demeure bien à droite de l’échiquier politique et sa politique d’asile et de migration semble même être plus à droite que jamais. En effet, en plaidant une criminalisation de la résidence illégale aux Pays-Bas, le renvoi des migrants dans leur pays d’origine (si leur sécurité y est garantie), la suppression du droit automatique aux logements sociaux pour les réfugiés ou encore la suspension du droit de demander l’asile aux Pays-Bas et la fermeture des frontières du pays dans l’éventualité d’une nouvelle crise migratoire, le VVD affirme clairement son intention de rester à droite sur les questions socio-culturelles. De son côté, le CDA a fait mention de l’importance des valeurs et des traditions néerlandaises dans son programme.
Une telle entreprise politique peut également être interprétée comme une stratégie visant à occuper l’espace médiatique sur la question migratoire et ainsi éviter que le PVV de Geert Wilders ait le monopole sur cette question et ne puisse attirer les électeurs du VVD les plus radicaux sur la question migratoire. En effet, le PVV se montre encore plus radical que le VVD dans sa politique migratoire et son leader Geert Wilders est régulièrement épinglé pour ses positions anti-musulmanes et sa volonté de “désislamiser la société néerlandaise”.
Quelles perspectives pour la formation gouvernementale ?
Au soir de la rédaction de cet article, Annemarie Jorritsma du VVD et Kajsa Ollongren des D66, les deux partis arrivés en tête du scrutin des 15, 16 et 17 mars étaient chargées d’explorer l’ensemble des possibilités de coalition. Si l’incertitude demeure donc, la victoire du VVD laisse néanmoins entrevoir la forte probabilité d’un quatrième mandat pour Mark Rutte, installé au pouvoir depuis 2010. Ce dernier a par ailleurs déclaré le 18 mars dernier qu’il était favorable à une reconduction de la coalition avec les D66, sans préciser ce qu’il en était pour le CDA et la CU. En outre, et comme indiqué en filigrane de cet article, une reconduction de la majorité sortante composée du VVD, des D66, du CDA et de la CU garantit 78 sièges, soit deux de plus que la majorité absolue fixée à 76 sièges. Dès lors, cette option semble se dégager.
Pour autant, il ne faut pas totalement exclure l’éventualité que d’autres coalitions émergent et notamment la possibilité de voir le PVV monter au gouvernement. Bien que Mark Rutte semble à priori opposé à un tel scénario, le son de cloche n’est pas le même chez la porte-parole pour l’asile et la migration Bente Becker. En effet, cette dernière qui incarne la nouvelle génération du VVD et son aile la plus à droite ne ferme pas la porte au PVV en tant que futur partenaire de coalition. Du côté du CDA en revanche, cela semble relever de la fiction puisque son leader Wokpe Hoekstra a déclaré que son parti ne formerait d’alliance qu’avec des partis qui “prennent la Constitution au sérieux et la soutiennent pleinement”. Enfin, les D66 semblent quant à eux également peu enclins à accepter de monter au gouvernement avec le PVV, le parti de Sigrid Kraag adoptant une politique diamétralement opposée à celle de Geert Wilders en matière de politique migratoire en réclamant par exemple que les Pays-Bas accueillent bien davantage de réfugiés des camps de l’ONU que ce n’est actuellement le cas. Le CDA et surtout les D66 étant, en raison de leur poids électoral, des partenaires de majorité difficilement contournables, il semble difficile d’envisager que le PVV puisse intégrer le nouveau gouvernement néerlandais. En outre, même en l’absence des D66 et du CDA, on a du mal à imaginer les partis de gauche (GL, SP et PvdA) accepter de monter au gouvernement avec le PVV. Dès lors, ce scénario semble irréaliste.
Enfin, il n’est pas non plus exclu de voir le VVD s’allier à nouveau avec le PvdA, comme ce fut le cas sous le gouvernement Rutte II entre 2012 et 2017. Cependant, le contexte est aujourd’hui bien différent puisqu’en 2012, le PvdA était arrivé second aux élections législatives avec 24,8% des voix, à seulement deux points du VVD. Par conséquent, le parti travailliste disposait d’un pouvoir de négociation bien supérieur qu’aujourd’hui. Malgré tout, le PvdA pourrait être le quatrième wagon du nouveau gouvernement en lieu et place de la CU.
Notons enfin, qu’au même titre que le PvdA, tant la GL que le SP pourraient également prendre la place de la CU dans prochaine coalition gouvernementale. Cependant, ce dernier semble, de part sa position davantage située gauche sur l’échiquier poltique que le PvdA et la GL, avoir moins d’accointance idéologique naturelle avec le VVD, les D66 et le CDA. En tout état de cause, les négociations restent en cours.