On n’est pas si loin : l’importance des élections turques dans les relations avec l’UE
18 May 2023 /
Carmen Noviello 6 min
Le dimanche 14 mai, la Turquie était prête à élire son nouveau président, après que les dernières élections de 2018 aient transformé un système parlementaire en un système présidentiel. Mais les résultats ont eu une issue différente : aucun des deux candidats principaux, Recep Tayyip Erdoğan et Kemal Kılıçdaroğlu n’a obtenu plus de 50% des votes, donc il faudra attendre encore un peu pour découvrir la tournure que prendra l’histoire turque.
Les élections de l’autre côté de la Méditerranée nous touchent plus que ce que l’on pourrait penser. Il ne faut pas oublier que le Président Erdoğan est en fonction depuis 2014 et qu’un éventuel changement de Président pourrait représenter un moment unique, un point de changement radical pour les relations entre l’Union Européenne et la Turquie.
Les élections en Turquie : les candidats et les coalitions
Pour mieux comprendre l’importance de ce moment et les enjeux qui nous concernent, regardons de plus près les candidats aux élections présidentielles. Le premier candidat est l’actuel président turque, Recep Tayyip Erdoğan, qui fait partie du Parti de la justice et du développement (AKP), parti conservateur au pouvoir dans le pays depuis 2002. La course au second tour a remis en question le soutien que le Président avait dans le pays et fait trembler ses projets politiques.
L’adversaire principal du Président est Kemal Kılıçdaroğlu, leader du Parti républicain du peuple (CHP), un parti social-démocrate et laïc. Défini par les européens comme le « Gandhi turc », il fait partie de l’opposition depuis 2010 et représente l’espoir de ceux qui veulent laisser derrière eux le gouvernement d’Erdoğan.
Dans la liste il y a aussi un autre candidat avec moins de chances de gagner, Sinan Oğan, qui fait partie du Parti d’action nationaliste (MHP), et a permis au AKP de passer les élections en 2018. Le candidat, qui a obtenu un peu plus de 5% des votes, pourrait jouer un rôle fondamental au scrutin du 28 mai en décidant à qui offrir son soutien.
Muharrem İnce, candidat au sein du CHP, s’est retiré des élections seulement trois jours avant le vote à cause d’un chantage de vidéos sexuelles.
Les résultats de dimanche ont été clairs : comme indiqué par la chaîne télévisée turque Tele1, Erdoğan a obtenu 49.25% de voix, et Kılıçdaroğlu, avec un score de 45.05% des votes se qualifie comme la principale menace au régime de l’actuel Président.
C’est la première fois depuis que la Turquie est une république que les élections ne révèlent pas un Président dès le premier tour, ce qui veut dire qu’il faudra attendre le 28 mai pour les résultats définitifs.
Qu’est-ce qui se cache derrière le scrutin ?
Certains ont perdu l’espoir d’un changement politique, mais pour certains, atteindre le deuxième tour représente déjà une victoire et un signe clair de la fragmentation du soutien pour Erdoğan.
Malgré la faible différence de voix entre les deux candidats, le projet d’islamisation planifié par le Président turc depuis sa montée au pouvoir semble vaciller.
En effet, les débats sur les libertés et les droits des femmes sont devenus centraux, ce qui montre que le modèle considéré comme dominant jusqu’à ce moment s’est révélé inadéquat face aux dynamiques politiques et sociales du XXIème siècle.
Au-delà des questions sociologiques, les dernières décisions d’Erdoğan font douter de sa capacité à gérer le pays. La Turquie vit une situation d’inflation stagnante et, selon The Guardian, on a enregistré une hausse des prix de 105,19 % le mois dernier par rapport à l’année précédente. En plus, les récents événements naturels, tels que le tremblement de terre du 6 février en Syrie et en Turquie, ont mis en lumière les irrégularités de construction sur lesquelles le Président a établi son soutien politique et qui ont causé la mort de milliers de personnes.
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Mais… quel est l’impact sur les relations avec l’Union Européenne ?
Le futur Président définit aussi les futures relations de la Turquie avec l’Union. Le Conseil Européen du 23 juin 2022 s’est montré inquiet face aux actions politiques turques et on espère que le pays respectera le droit international, en apaisant les tensions dans la Méditerranée orientale.
Nombreuses sont les sources de tension entre l’Union et le pays d’Erdoğan. En effet, il ne faut pas oublier que le Président turc remet en question les frontières avec la Grèce, et donc avec l’Union Européenne, dans la Méditerranée. La Turquie est d’ailleurs la seule à reconnaître la République turque de Chypre du Nord.
Même dans le domaine de la migration et de la gestion de l’énergie, la Turquie semble suivre une ligne autonome et presque opposée à celle de l’Union. Malgré la conclusion d’une Déclaration le 18 mars 2016 entre le Conseil Européen et la contrepartie turque qui permet à cette dernière de recevoir des financements pour accueillir les réfugiés syriens, le pays continue de les empêcher d’entrer.
En plus, le 3 octobre 2022, la Turquie a signé avec la Libye un accord préliminaire sur la prospection énergétique qui questionne les droits économiques de la Grèce, l’Egypte et Chypre, et qui a été défini par le porte-parole du Service européen d’action extérieure comme « non-conforme avec le droit de la mer ».
Kemal Kılıçdaroğlu : un pont vers l’UE
En face d’Erdogan, même si on ne peut pas parler d’une complète ouverture de son adversaire à l’Union Européenne, une potentielle victoire de Kılıçdaroğlu est une lueur d’espoir sur la voie de la réouverture des négociations d’adhésion, reportées depuis 2005.
Le candidat est bien plus ouvert à un rapprochement avec l’UE et les Etats Unis par rapport à l’actuel Président, qui au contraire s’est isolé de l’Occident pour poursuivre ses projets conservateurs d’islamisation.
Kılıçdaroğlu est devenu le symbole de la démocratie en Turquie, mais aussi le pont pour une progressive inclusion de la Turquie dans les débats de l’Union et de l’Occident. La volonté du leader du CHP d’accorder des visas d’entrée dans l’espace Schengen aux citoyens turcs est signe d’une ouverture qui pourrait modifier les équilibres que le Président Erdoğan a essayé de construire progressivement depuis 2014.
L’espoir de cette victoire n’implique pas de nier la réalité des faits pour autant : Kılıçdaroğlu réunit une coalition de partis qui va potentiellement du centre-gauche à la droite nationaliste, ce qui pourrait rendre la gestion des équilibres politiques compliquée. De l’autre côté, malgré la terrible situation économique du pays et les responsabilités du Président dans la gestion des derniers désastres naturels, Erdoğan est encore largement soutenu par la population turque, pas seulement pour son contrôle médiatique et pour ses stratégies de propagande, mais aussi parce qu’ il y a encore ceux qui le considèrent capable de redonner à la Turquie un rôle important dans la Méditerranée.
L’espoir est éternel, n’est-ce pas ?
Habitués à voter sans nous inquiéter de la destination de notre vote, nous ne pouvons même pas nous imaginer douter de la transparence des élections politiques. Malheureusement, nos amis turcs n’ont pas forcément la même chance que nous. Les conclusions préliminaires de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ont relevé des manques de transparence et de communication, et des lacunes dans les enregistrements des votes des citoyens touchés par le tremblement de terre du 6 février.
L’opacité des procédures de vote et de dépouillement, avec les scandales à l’étranger dus à la fourniture d’enveloppes pré remplies aux citoyens, rendent les élections encore plus cryptiques et obscures.
Nous n’attendons que les résultats définitifs des élections du 28 mai pour savoir si un futur dialogue avec Ankara est envisageable ou non… L’espoir est éternel, n’est-ce pas ?