Quelle place pour l’anglais dans l’Union européenne post-Brexit ?
21 July 2021 /
Thomas Smets 8 min
Le 31 janvier 2020 marquait la sortie officielle du Royaume-Uni de l’Union européenne. Si la période de transition qui s’est achevée onze mois plus tard fut rythmée par d’âpres négociations autour des questions relatives à la circulations des biens et des personnes, de la concurrence commerciale ou encore de la coopération judiciaire et politique entre Bruxelles et Londres, la question de la place et du statut futurs accordés à langue anglaise au sein des institutions européennes et du territoire de l’Union a peu été évoquée. Pourtant, avec le départ du Royaume-Uni, l’anglais n’est plus la langue officielle que de l’Irlande et de Malte représentant à eux deux environ 5,4 millions habitants, soit à peine un peu plus de 1% de la population totale de l’Union européenne. De quoi susciter une profonde remise en question de l’hégémonie de l’anglais ?
Comment l’anglais est devenue la langue dominante de l’Union européenne
L’Union européenne a historiquement fait de la diversité linguistique l’un des principes fondamentaux de sa politique linguistique, chacune des langues officielles de l’Union devant être traitée de manière équitable. A cet effet, les 24 langues officielles constituent les langues de travail dans les principales institutions de l’Union (Conseil de l’Union européenne, Parlement européen, Comité européen des régions, Comité économique et social européen) tandis que seuls l’anglais, le français et l’allemand sont utilisés par la Commission européenne. Cependant, il apparaît que depuis 1973 et l’intégration du Royaume-Uni au sein de la communauté européenne, l’anglais est petit à petit devenu la langue de travail dominante. Ainsi, la majorité des réunions auxquelles prennent part les eurocrates aux origines nationales diverses se déroulent en anglais, la plupart des agences de l’UE utilisent l’anglais comme langue de communication quotidienne alors que la majorité de la documentation écrite est produite en anglais. Ainsi par exemple, en 2008, parmi les 1,8 millions de pages traduites par la Direction Générale de la Traduction, 72,5% des textes originaux étaient rédigés en anglais pour seulement 11,8% en français et 2,7% en allemand.
La position dominante de l’anglais en fait la principale lingua franca de l’Union européenne, à la fois au sein des institutions mais également parmi la population. Le terme lingua franca définit une langue utilisée par deux personnes qui n’ont pas la même langue maternelle et qui souhaitent communiquer entre elles. Deux facteurs principaux permettent d’expliquer l’émergence d’une telle position dominante.
Premièrement, la mondialisation progressive de l’économie européenne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement les relations commerciales étroites entretenues avec les Etats-Unis, ont fait de l’usage de l’anglais par les représentants européens une nécessité afin de mener à bien les négociations commerciales. Au-delà des relations avec les Etats-Unis, l’anglais apparaît aujourd’hui être la langue du business et du marché international dans une économie globalisée, la rendant ainsi incontournable pour une Union européenne désireuse d’être pleinement partie prenante de cette globalisation. Ce premier facteur met en évidence le lien important entre domination linguistique d’une part et pouvoir économique, technologique et culturel de l’autre.
Deuxièmement, l’élargissement européen et la reconnaissance d’un nombre croissant de langues officielles au sein de l’Union qui en a découlé a eu pour effet de rendre plus pernicieuse la traduction des documents européens, engendrant des coûts conséquents. Plus largement, le respect du principe d’égalité entre les langues nationales s’avère complexe à mettre en pratique dans le cadre de la communication écrite et orale et des échanges formels ou informels entre les Etats membres et leurs représentants. Ainsi et pour des raisons d’efficacité, l’usage d’un nombre réduit de langue s’est généralisé au sein des institutions européennes, l’anglais allant jusqu’à s’imposer comme le candidat le plus politiquement souhaitable en ce sens, au détriment du français et surtout de l’allemand.
Une prédominance de l’anglais contestée
En mai 2017 et alors que le Royaume-Uni venait tout juste d’invoquer l’article 50 du traité sur l’Union européenne en vue d’exercer son droit de retrait, le président de la Commission européenne de l’époque, Jean-Claude Juncker déclarait que “lentement mais sûrement, l’anglais était en train de perdre de son importance en Europe” avant d’achever son discours en français. Une telle déclaration fait écho à d’autres sorties médiatiques remarquées de dirigeants et acteurs politiques européens – essentiellement français – au lendemain du référendum britannique sur le Brexit et visant à remettre en cause le statut de l’anglais, à la fois en tant que principale langue de travail au sein des institutions européennes mais plus encore en tant que l’une des 24 langues officielle de l’Union. Une telle remise en cause du statut de l’anglais en tant que principale lingua franca dans l’Union européenne post-Brexit est principalement justifiée par deux arguments.
Premièrement, avec la sortie de l’Union du Royaume-Uni et ses 66,6 millions d’habitants, l’anglais n’est désormais plus la première langue que de 4,6 millions d’européens (93% des Irlandais et 4% des Maltais). Cela place l’anglais en 16e position sur 24 au classement des premières langues parmi les citoyens européens, loin derrière l’allemand (80,1 millions de locuteurs), le français (71,3) ou l’italien (60,4) et à égalité avec le finnois. Par conséquent, les défenseurs d’un recul de l’anglais au sein de l’Union européenne mettent en évidence qu’il est injustifié qu’une langue aussi peu répandue en tant que première langue ait autant de poids dans l’Union.
Deuxièmement, certains estiment qu’en raison du fait que l’Irlande et Malte ont également pour langue officielle respectivement l’irlandais et le maltais, aucun État membre n’est désormais plus disposé à réclamer une traduction des textes européen en anglais. Bien que cet argument semble convaincant au premier abord, il semble néanmoins ignorer le fait que si l’irlandais est effectivement une langue officielle de la République d’Irlande, seule 39,8% de la population le maîtrise. Par conséquent, ne plus traduire les textes européens en anglais priverait quelques 2,9 millions d’Irlandais de leur droit à l’accès aux textes du parlement européen dans la langue nationale de leur pays. Au regard des menaces pesant sur le statut de l’anglais au niveau européen, l’Irlande a tenu en ce sens à rappeler que “tout changement dans le régime linguistique des institutions européennes nécessitait un vote à l’unanimité au Conseil de l’Union européenne” et que le pays s’opposerait à une éventuelle suppression de l’anglais en tant que langue officielle de l’Union.
Pourquoi l’anglais restera la langue dominante de l’Union européenne
Cependant, cette position est loin de faire l’unanimité parmi les 27 Etats membres, la majorité des eurocrates se montrant au contraire plutôt favorables au maintien de l’anglais en tant que lingua franca au sein de l’Union européenne, ceux-ci arguant que le statut de l’anglais en tant que langue internationale par excellence est largement reconnu et n’a pas à être remis en cause par le départ du Royaume-Uni. Cette position est particulièrement défendue par les pays d’Europe du Nord et de l’Est qui insistent sur la volonté de maintenir l’anglais à la fois en tant que langue officielle et en tant que première langue de travail de l’Union. Les arguments avancés par de nombreux représentants des Etats membres consistent pour l’essentiel à affirmer que retirer l’anglais des institutions européennes va ébranler leur capacité à communiquer entre eux au motif que de nombreux investissements ont été effectués dans la promotion de l’anglais et qu’ils ne sont par conséquent pas préparés à prendre part aux affaires européennes dans d’autres langues.
Au-delà de son usage institutionnel, le recours à l’anglais en tant que lingua franca s’est également largement généralisé parmi les citoyens européen, un rapport eurobaromètre de 2012 indiquant que l’anglais constitue la deuxième langue de 38% de la population de l’Union, loin devant le français (12%) et l’allemand (11%). En effet, l’usage ou du moins la compréhension de l’anglais sont aujourd’hui profondément ancrés dans les pratiques quotidiennes de nombreux citoyens européens que ce soit au sein des sphères économiques (l’anglais comme langue de business), dans les milieux touristique, universitaires et de la recherche ou plus globalement dans le cadre d’interactions amicales avec d’autres individus en Europe ou dans le monde. Les jeunes générations semblent particulièrement attirées par la maîtrise de l’anglais, celle-ci étant par exemple associée à la possibilité d’acquérir un niveau d’éducation plus élevé et par conséquent d’être compétitif sur le marché du travail ou encore à la possibilité d’atteindre une audience mondiale sur les médias sociaux et à l’accessibilité aisée à une plus grande variété de contenus médiatiques (films, musiques, etc.). En ce sens, le linguiste Marko Modiano ajoute que l’appétence des européens pour l’anglais fait partie intégrante de la globalisation des interactions interpersonnelles et que ceux-ci voient dans l’anglais une opportunité pour communiquer avec les autres citoyens afin de développer le sentiment d’appartenance à une communauté mondiale. Plus encore, tout indique que la proportion de citoyens européens en mesure d’interagir en anglais va continuer de croître dans le futur, l’anglais constituant la langue étrangère la plus étudiée au sein de l’UE et celle dont la quantité d’apprenants progresse le plus. En ce sens, une étude publiée en septembre 2020 par Eurostat indique que l’anglais est largement (96,1%) la langue la plus étudiée par les élèves du secondaire supérieur au sein de l’Union européenne, l’espagnol arrivant en seconde position (25,9%).
A l’ère de la mondialisation, la langue de Shakespeare s’est imposée comme principale lingua franca au sein d’une Union européenne désormais dépendante de l’anglais en tant qu’outil de communication tant au sein des institutions européennes qu’au sein du corps social européen. Il semble dès lors peu probable que la prégnance de l’anglais ne survive pas au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne, le linguiste Mario Saraceni indiquant que la domination de l’anglais au sein de l’Union est bien davantage influencée par le statut de la langue comme principal lingua franca à l’échelle internationale que par la présence ou non du Royaume-Uni au sein de l’UE.
[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]