« Si on veut faire bouger les lignes, il faut gagner la bataille des idées » – La lutte du député européen Pierre Larrouturou
05 July 2021 /
Emile Herman 12 min
En Novembre 2020, au cœur de la deuxième vague de la pandémie, bon nombre d’entre vous ont sans doute entendu parler de ce député européen qui, depuis son bureau du Parlement à Bruxelles, a entamé une grève de la faim. Son but: raisonner les instances européennes pour enfin adopter une taxe sur les transactions financières (TTF), pouvant rapporter plus de 60 milliards d’euros chaque année. Cet homme politique, rapporteur général du budget pour le Parlement européen (PE), se nomme Pierre Larrouturou. L’équipe de Eyes on Europe a eu la chance de le rencontrer, l’occasion pour nous de revenir sur l’origine de son combat pour la TTF, et les enjeux sociaux et climatiques qui nous poussent aujourd’hui à aller chercher l’argent là où il se trouve.
Alors que l’espace médiatique européen était noyé dans la deuxième vague du Covid-19, un homme politique, Pierre Larrouturou, a replacé le sujet d’une taxe sur les transactions financières au sommet de l’agenda européen en entamant une grève de la faim. Maintenant que son action de jeûne est terminée, mais que le temps presse pour adopter cette TTF, Pierre et son équipe ont eu la gentillesse de se libérer pour nous accorder un entretien.
Une taxe sur la spéculation financière : KESAKO ?
La taxe sur la spéculation financière n’est pas une idée novatrice. Depuis 2011, une proposition de directive élaborée par la commission Barroso, ainsi qu’une étude d’impact de plusieurs centaines de pages, attendent patiemment d’être ressorties des placards. Et lorsqu’en 2012, Pierre participe à la création du collectif Roosevelt 2012, la taxe sur la spéculation fait déjà partie des 15 propositions qu’ils formulent. « On avait proposé 15 solutions, à adopter de manière rapide, radicale et pragmatique, selon la même logique que Roosevelt, lorsqu’il arrive au pouvoir après la crise de 29. Roosevelt remet le pays en marche avec 15 réformes qu’il fait passer en 3 mois, et ça marche, globalement. Réforme des banques, impôt fédéral sur les sociétés, … Il a ainsi sauvé la démocratie, la cohésion sociale aux USA, et tout cela au moment où l’Europe allait vers la barbarie »
A l’époque, le slogan du collectif Roosevelt 2012 était de dire qu’il fallait “1000 milliards pour le climat”, qu’on mobiliserait au travers d’une banque pour le climat. Aujourd’hui, le pragmatisme de Pierre est toujours le même, mais il souligne qu’il ne faut pas uniquement se contenter d’une banque pour le climat. Selon lui, il faut également débloquer des ressources propres. « Dans le rapport qui a été voté par le Parlement Européen (PE), on dit qu’il faut des subsides ! Si on veut rendre obligatoire l’isolation des maisons, si on veut accélérer, aider tous les agriculteurs d’Europe à changer leurs pratiques, si on veut faire des transports en commun partout, il faut du fric. Et dans le rapport qu’on a voté à 68% des députés, toute tendance confondue, sauf l’extrême droite, on dit qu’il y a 5 solutions.» Parmi ces mesures, on retrouve notamment la taxe plastique, la taxe carbone aux frontières, ou encore un impôt sur les sociétés qui permettrait de lutter contre le tourisme fiscal des entreprises au sein de l’Union Européenne.
Mais actuellement, c’est la loi sur les transactions financières qui est prête techniquement, et qui semble être la solution la plus juste et la plus efficace. Selon Pierre, « c’est un principe de justice sociale : nous tous, on fait des courses. Même les gens qui vivent dans la rue doivent payer 5,5% de TVA pour juste acheter de quoi manger pour le soir. Même les gens les plus pauvres doivent payer 5,5% de TVA pour participer au financement des services publics. Pourquoi est-ce donc 5,5% pour tout le monde et 0,0% sur les marchés financiers ? ». Et le député européen d’ajouter : « C’est absurde et obscène de dire qu’il n’y a pas d’argent pour le climat, les hôpitaux, les chercheurs etc. alors que les marchés financiers n’ont jamais été aussi élevés. Aujourd’hui, ils sont à plus du double par rapport à la dernière fois où il y a eu une crise…et on refuse de les taxer à juste 0,1% ! »
Le calendrier de la TTF
Outre sa première victoire obtenue au PE, qui a vu le rapport sur les fonds propres adopté par une large majorité de députés, Pierre a reçu des signaux positifs venant de la Commission européenne, notamment en ce qui concerne la règle de l’unanimité liée aux Traités. « Le Parlement européen a obtenu qu’on reparte avec une coopération renforcée, donc il n’y a pas besoin de l’unanimité, c’est très important de l’expliquer. Il y a pleins de gens qui nous disent que l’Europe c’est foutu, que de toute façon il faut sortir des traités, que c’est indémerdable à cause de l’unanimité. Et c’est vrai qu’il y a des domaines qui sont à l’unanimité, c’est un vrai problème. Mais là, on a obtenu en décembre que la Commission européenne mette noir sur blanc que non, qu’on peut déjà avancer avec quelques pays, ce qu’on appelle une coopération renforcée, il suffit qu’il y ait 9 pays. » Pierre souligne donc ici que l’on peut déjà faire de nombreuses choses au niveau européen, sans pour autant devoir mettre tout le monde d’accord. Cela s’est déjà vu par le passé. Si on prend l’espace Schengen par exemple, il s’agit d’un projet qui a commencé avec cinq pays, pour ensuite passer à 8 l’année d’après, et compter 26 parties prenantes aujourd’hui. C’est également ce qu’il s’est passé avec la monnaie unique, un outil qui n’a pas attendu que les 27 trouvent un terrain d’entente. « C’est donc une grosse blague que de dire que toutes les questions sont à l’unanimité ».
Avec le Portugal qui occupe actuellement le siège de la présidence tournante du Conseil de l’UE, le Premier Ministre Antonio Costa a relancé la négociation et s’est déclaré favorable à trouver un accord sur la TTF. Les États membres et les députés européens doivent donc profiter de la fenêtre d’ouverture sociale qui s’offre à eux jusqu’au 30 juin, à l’issue de laquelle la présidence portugaise devra passer le flambeau à la Slovénie. Passé cette date, Pierre considère que les négociations se compliqueraient. « Si on n’y arrive pas avant le 30 juin, c’est le Premier Ministre Slovène qui va prendre la suite, et le Slovène est sans doute quelqu’un de très sympathique, mais c’est lui qui avait applaudi Donald Trump pour sa victoire le 4 novembre. Donc un gars qui applaudit la victoire de Trump le 4 novembre, il n’est peut-être pas exactement sur l’idée de taxer la spéculation ».
Dans cette course contre la montre, plusieurs pays dont la Belgique, le Danemark ou encore la Pologne ont fait un pas en avant en reconnaissant le besoin de trouver de l’argent pour le climat. Mais Pierre s’attriste en reconnaissant que c’est surtout la France qui continue à bloquer sur la directive TTF. « Que ce soit sous François Hollande ou Emmanuel Macron, le lobby bancaire est très très fort en France, et très doué pour se faire entendre. Ils [les chefs d’États français, ndlr] se font spontanément les porte-paroles du lobby financier ». Il faudra donc continuer à être convaincant. D’une part, rappeler qu’il s’agit d’une mesure pragmatique, pouvant rapporter plus de 60 milliards d’euros à l’Union européenne chaque année. D’autre part, dénoncer les pratiques des banques et ceux qui continuent à défendre leurs intérêts dans l’arène européenne. Pierre l’affirme, « le lobby bancaire est comme les vampires, il a peur de la lumière. Tant que la négociation se passe entre gens qui ont l’habitude de faire des trucs tout mou et que les citoyens ne sont pas au courant, on n’avance pas. Mais quand il y a des millions de citoyens qui sont au courant, peut-être que l’on peut foutre une pression ».
Au-delà de la TTF, sur la question du climat, « il faut gagner la bataille des idées »
Outre la lutte acharnée pour faire passer cette taxe de 0,1% sur la spéculation, Pierre attire notre attention sur le fait qu’il est indispensable de continuer à interpeller nos gouvernements et à agir pour gagner la bataille des idées. Pour lui, sur la question du climat, il faut prendre conscience qu’il y a lieu d’observer un effondrement climatique.
Selon plusieurs climatologues reconnus comme Jean Jouzel ou Hervé le Treut, les chiffres que l’on a reçu en 2020 sur l’évolution du CO2, liés aux feux de forêts, à la fonte des glaces ou au dégel du permafrost, ne sont pas bons : les émissions atteignent des niveaux que l’on ne pensait pas atteindre avant 2035 et le dérèglement climatique va beaucoup plus vite que ce que l’on avait anticipé. Pour Pierre, il est donc erroné de croire que la crise du coronavirus a permis de réduire nos émissions carbones. « Le journal Le Soir a montré l’autre jour qu’en Belgique, comme en France ou en Allemagne, les émissions de CO2 qui viennent de nos voitures, de nos usines ou de nos camions ont diminué de près de 8% l’an dernier. Mais c’est vrai uniquement pour le CO2 qui vient de l’économie. Si l’on tient compte hélas des feux de forêts, les feux de forêts en 2020 ont été monstrueux et ont fait plus que compenser la baisse du CO2 liée à la crise économique. On a l’impression que le monstre est en train d’échapper à ses créateurs. Même quand l’économie est à l’arrêt à cause du virus, on a tellement déréglé le système que le CO2 continue à avancer ». Il est ainsi indispensable d’écouter l’avis des climatologues, et prendre conscience que si l’on ne fait rien, on va vers une catastrophe dans 20 ans. Le dérèglement climatique deviendra alors « un toboggan qui va trop vite », pour reprendre l’expression de Pierre. Quand des instances mondiales comme la Banque Mondiale annoncent plus de 150.000 réfugiés climatiques dans le futur, ou que la FAO avance que les récoltes en Afrique et d’autres zones du monde seront drastiquement réduites par manque d’eau et une hausse des évaporations, et cela alors que la population va doubler, « il ne faut pas être un génie pour comprendre la souffrance de millions d’hommes et de femmes ».
Malgré la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons, Pierre veut néanmoins souligner qu’il n’est pas trop tard, et qu’il faut garder espoir dans ce bras de fer pour gagner la bataille des idées. « On est justement dans ce moment où beaucoup de gens comprennent que c’est grave, mais ça n’est pas encore foutu, ça n’est pas encore foutu ! C’est pour ça que de façon non-violente et fraternelle, il faut foutre la pression sur nos dirigeants pour qu’ils passent à l’action. »
Le message du Pape François : « il faut foutre le bazar et faire la révolution contre le monde de la finance »
Durant notre entretien, Pierre est également revenu sur sa récente visite au Vatican, au cours de laquelle ses amis et lui ont eu l’occasion d’échanger avec le pape François. Que l’on soit croyant ou pas croyant, le député nous conseille de lire son dernier livre au sein duquel le pape dénonce sans retenue le monde de la finance. « Le pape François nous a reçu et nous a dit qu’il fallait foutre le bazar et faire la révolution. Il a des mots incroyables sur le système économique, qu’il dit dominé par la finance et où la finance fout en l’air les salariés, la cohésion sociale et la planète. Il ne dit pas que c’est de la merde comme le dirait un adolescent, mais il dit que ce système économique est le « fumier du diable ».
Ce message du pape, celui de descendre dans la rue pour dénoncer les actions du monde de la finance et des banques, le groupe Extinction Rebellion l’a bien compris. Il y a quelques semaines, Pierre les avait d’ailleurs rejoints devant la Banque de France à Paris, afin de dénoncer leurs agissements. « Quand l’ami Nicolas Hulot était ministre, il espérait 7 milliards chaque année pour isoler les maisons, faire des transports en commun, un plan hydrogène, etc. Bruno Lemaire [le ministre de l’économie et des finances en France, ndlr] lui a dit qu’en demandant 7 milliards, il était beaucoup trop gourmand. Et là, l’étude qui est sortie, et les banques ne contestent pas ces chiffres, montre qu’il y a eu 290 milliards d’investissements en 1 an dans les énergies fossiles venant des banques françaises. C’est juste absolument scandaleux ».
Pourtant, face à ces dérives, les solutions existent. D’un côté, les institutions de régulation bancaire doivent jouer leur rôle. Comme le souligne Pierre, « la Banque de France et la Banque Centrale Européenne (BCE) laissent faire, alors qu’elles ont un pouvoir de police, un pouvoir de régulation. » De l’autre côté, on pourrait mettre en place une loi FATCA comme celle mise en place sous l’administration Obama pour lutter contre l’évasion fiscale aux USA. « On demande qu’il y ait une loi FATCA-CLIMAT au niveau européen, qui dise qu’aucune banque ou assurance ne pourra travailler sur le territoire européen dans 5 ans, sauf si elle est totalement transparente sur ses activités, qu’elle stoppe les investissements fossiles et que l’argent qui allait vers les industries fossiles aille vers le climat ».
Le mot de la fin : L’appel à la jeunesse
Pour gagner la bataille des idées, modifier en profondeur les mondes prédateurs que sont ceux des banques et de la finance, et pousser nos mandataires publics à prendre conscience de l’urgence climatique à laquelle nous devons faire face, Pierre nous dit que la jeunesse doit se faire entendre et porter haut et fort ses revendications. « Ça fait vieux con de dire ça, mais je pense vraiment que votre génération à un rôle fondamental à jouer. On dit souvent dans l’histoire de nos pays que ce sont les jeunes qui sont dans la rue pour faire bouger les choses. C’est vrai pour le climat, mais c’est vrai plus globalement ».
Lors de notre entretien diffusé en live sur notre page Facebook « Eyes on Europe », il nous a d’ailleurs solliciter à se joindre à lui, afin de mener le combat ensemble. « Si j’ai accepté votre invitation, c’est que je cherche des allié.es. Pour le moment, c’est compliqué d’être dans la rue, c’est compliqué d’aller physiquement devant le Parlement et la Commission. Par contre, faire des vidéos, qui disent bien à quel point c’est possible et à quel point c’est scandaleux qu’on ne le fasse pas [de taxer la spéculation, ndlr], ça peut être utile ». Et pour nous convaincre que nos capsules vidéo peuvent provoquer des retombées et attirer l’attention de nos dirigeants, il n’hésite pas à reprendre l’exemple de sa vidéo qu’il avait diffusée massivement à l’époque pour présenter le projet d’une banque pour le climat. « Quand on avait lancé l’idée de la banque du climat, beaucoup de gens rigolaient. Et puis j’ai fait une vidéo une fois où je parlais un peu moins vite et où j’étais un peu plus clair. Elle a fait 5,5 millions de vues et quand vous avez une vidéo qui fait 5,5 millions de vues, tout d’un coup vous avez Emmanuel Macron qui dit qu’il est d’accord pour la banque pour le climat ».
[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]