Le manque de sphère publique européenne à la lumière du débat sur le droit d’auteur
02 July 2019 /
Alors qu’il est indispensable pour une élection démocratique d’avoir des citoyens bien informés sur les enjeux politiques qui les concernent, la majorité des européens semblent rester avant tout dans leurs différentes « bulles médiatiques » nationales. Dans la campagne électorale des élections européennes actuelle, le débat autour de la directive sur le droit d’auteur est le meilleur exemple du fait qu’il manque toujours de sphère publique européenne.
Cette nouvelle réforme, adoptée par le Parlement Européen le 26 mars 2019, a polarisé la société allemande comme peu d’enjeux européens auparavant. Elle a été discutée pendant plusieurs semaines dans tous les grands journaux et la sphère publique en Allemagne alors qu’elle n’a suscité quasiment aucun débat dans le reste de l’UE. Comment ceci est-il possible et pourquoi alors une telle polémique au sein de la république fédérale ?
Les partisans de la réforme avancent que le droit d’auteur doit être rendu plus juste et adapté au 21ème siècle, se félicitant que les artistes et les éditeurs de presse soient mieux rémunérés et protégés. Les opposants de la directive redoutent la censure et la « fin de l’internet libre ». Plusieurs parties de la directive sont controversées, en particulier l’article 17 (article 13 dans une version antérieure) qui obligera tous les « fournisseurs de service de partage de contenu » de négocier des licences payantes avec les ayants droits et de bloquer des contenus non-autorisés avant d’être téléchargés. Les opposants de la réforme craignent que tous les créateurs sur Youtube et d’autres plateformes seront en pratique forcés de mettre en place des « filtres de téléchargement » qui détectent et suppriment automatiquement les contenus qui ne sont pas couverts par de tels accords. Il demeure des incertitudes si les algorithmes seront capables de distinguer entre les véritables contrefaçons et des parodies ou d’autres contenus exemptés par la directive. Ainsi, la réforme du droit d’auteur est un projet très controversé et impactera bien plus de citoyens européens que seulement les « GAFAM », les géants numériques. Elle aurait donc mérité plus d’attention à travers l’Europe, particulièrement lors de la campagne électorale des européennes qui aurait été une occasion excellente d’en débattre davantage.
Un débat allemand sur un enjeu européen
Sur les sites web des activistes contre la directive, on peut lire que plus de 170.000 manifestants dans plus de 20 villes se sont mobilisés le 23 mars, quelques jours avant le vote au Parlement Européen. Mais quand on regarde de plus près où les grandes manifestations avaient lieu, on voit qu’elles étaient toutes en Allemagne (et à Vienne en Autriche). Dans les autres pays européens, par contre, le débat sur la directive était quasiment absent. En France, par exemple, les partis politiques appuient la directive quasiment à l’unanimité. Sur les sites des grands journaux français et belges, peu d’articles étaient publiés dans les semaines avant le vote. La plupart des articles sur la réforme du droit d’auteur qu’on trouve en ligne en français ou en anglais étaient publiés après l’adoption de ladite directive.
Le manque de sphère publique européenne
Certes, les Allemands se méfient particulièrement de toute sorte de censure potentielle pour des raisons historiques. Pourtant, on peut se demander comment est-il possible que la directive du droit d’auteur soit passée sous le radar des médias et des citoyens européens alors qu’elle aura un impact important sur l’utilisation d’internet une fois qu’elle sera transposée en droit national. Pourquoi les opposants de la réforme ont-ils échoué à passer d’un débat allemand à un débat de dimension européenne ?
Si la politique des institutions européennes commence à prendre plus d’espace dans les débats nationaux qu’il y a quelques années, il n’existe toujours pas de véritable sphère publique et médiatique au niveau européen. Ce déficit se manifeste en deux dimensions. Premièrement, certains sujets comme la réforme du droit d’auteur intéressent les sociétés de certains pays plus que d’autres. Deuxièmement, ils n’existent que peu de médias européens communs qui pourraient diffuser le même contenu dans des pays différents et ainsi susciter des débats publics communs.
La chaîne Euronews qui traduit et produit ses émissions en plusieurs langues est la première chaîne de télévision pan-européenne. En faisant apparaître des députés européens régulièrement dans ses émissions politiques, elle rend la politique européenne accessible et sensibilise le public général pour les enjeux de l’UE. Les sites web de Politico et Euractiv donnent également la possibilité à tous les citoyens de s’informer gratuitement sur ce qui se passe en Europe et dans les institutions de l’UE. Par contre, la plupart des citoyens européens sont plus attachés à leurs médias nationaux et ne consultent pas ces ressources. Comme les débats publics nationaux diffèrent l’un de l’autre, chaque Etat membre reste coincé dans sa propre « bulle ». Dans le cas de l’opposition contre la réforme du droit d’auteur, les manifestants allemands étaient certainement frustrés d’avoir été si nombreux mais d’avoir mené une bataille tout seul en Europe.
Si les médias pan-européens n’attirent pas encore assez d’attention en dehors de Bruxelles et des milieux europhiles, peut-être qu’il reste la responsabilité des organes de presse nationaux de s’investir davantage dans la sphère européenne. Des portails comme le site d’information allemand « Spiegel Online » vise à cibler une audience européenne et internationale en publiant certains articles en anglais, par exemple. Des coopérations entre organes de presse de différents pays européens comme la Leading European Newspaper Alliance sont une autre initiative.
Les élections européennes 2019
Toute campagne électorale démocratique a besoin de discours publics, de controverses, de débats sur les enjeux pertinents. Si les citoyens sont politisés, il est plus probable qu’ils s’intéressent aux politiques européennes et iront voter. Il est déjà bon signe pour l’Union européenne que non seulement la politique nationale mais aussi des projets de loi discutés au Parlement Européen soient débattus dans la sphère publique, comme la réforme du droit d’auteur en Allemagne. Pourtant, la démocratie européenne reste inachevée si une telle législation importante n’est pas discutée à travers tous les pays qui en sont concernés. Malgré quelques initiatives pan-européennes, il faut constater que pour les élections européennes de 2019, le souhait d’avoir une vraie campagne électorale dans une sphère publique commune reste bien éloigné en Europe. Tant que cela demeure la réalité, il semble difficile d’imaginer que les élections européennes seront acceptées par les citoyens comme davantage que des « élections de second ordre ».
Frederic Göldner est un étudiant de master à l’Institut d’études européennes de l’ULB.
Photo © Christoph Soeder
Références :