Stratégie de la ferme à la fourchette : un défi contre-productif ?
28 January 2022 /
Margaux Jérome 4 min
Annoncée en 2020, la stratégie de « la ferme à la fourchette » du Green Deal européen est finalement adoptée en octobre 2021. Cette stratégie vise à développer un système alimentaire durable, permettant de garantir la sécurité alimentaire et l’accès à des régimes nutritionnels sains. L’objectif est de lutter contre le réchauffement climatique en partie causé par notre mode de consommation et de production. Son adoption n’a pas manqué de susciter des réactions vives de la part du secteur agro-alimentaire.
Les contestations fortes des détracteurs de cette stratégie
Les syndicats et lobbys agricoles se sont massivement opposés à cette réforme. Parmi les objectifs remis en cause, on retrouve la réduction de 50% de l’usage des pesticides et des antimicrobiens, de 20% des engrais, et d’au moins 55% des gaz à effets de serre. Selon un rapport de la Commission européenne, le JRC Technical Report, ces mesures risquent de mener à une baisse des productions et des rendements, ainsi qu’à une augmentation des prix dans tous les secteurs de l’agro-alimentaire. Les lobbys agricoles considèrent que ces mesures seraient donc particulièrement désavantageuses pour les agriculteurs-éleveurs européens, ainsi que pour les consommateurs. Elles mèneraient à une baisse des revenus agricoles ainsi qu’à une hausse de l’importation de produits non européens et non conformes aux normes européennes. Les résultats seraient, par conséquent, contre-productifs, car ne feraient que délocaliser les émissions polluantes liées à ces secteurs et augmenteraient la concurrence sur le marché européen. Pour illustrer cet argument dans le contexte de l’élevage, l’objectif de diminution des émissions à effets de serre nécessiterait une diminution de la taille des troupeaux de bêtes, cela aboutirait donc à une baisse de la production de viande, et probablement à une baisse des revenus des éleveurs. De plus, si la demande en viande reste haute mais que la production ne parvient plus à y répondre, il faudrait augmenter l’importation de viandes étrangères. Ensuite, le nombre d’agriculteurs-éleveurs étant déjà en baisse depuis de nombreuses années, c’est un pari risqué qui s’annonce sur le plan de la durabilité et de l’attractivité des emplois de ce secteur, qui sont déjà mis en difficulté.
Le syndicat agricole français « coordination rurale » surenchérit en envisageant une « guerre alimentaire » si la politique agricole de l’Union européenne n’était pas revue. Il sous-entend par là qu’un ensemble de pays qui perd sa souveraineté alimentaire ne maitrise plus rien. Le monde de l’élevage et de l’agriculture tire donc une sonnette d’alarme, et invite le parlement à prendre ses décisions en concertation avec les secteurs concernés, et à envisager de nouveaux objectifs plus réalistes.
Les justifications des partis favorables à cette stratégie
Le groupe des Verts/ALE du Parlement Européen, a rapidement répondu à ces déclarations alarmistes. Des études menées sur des cultures biologiques démontreraient que, malgré leurs rendements plus faibles, elles sont entre 22 et 35% plus rentables que l’agriculture conventionnelle, et répondent à une demande croissante des consommateurs. De plus, l’augmentation du rendement dans l’agriculture depuis 1945 n’aurait pas conduit à une augmentation significative des revenus des agriculteurs, mais aurait surtout profité à l’industrie agro-alimentaire et à la grande distribution. Ensuite, l’augmentation des rendements du secteur agro-alimentaire ne serait pas non plus la solution pour lutter contre la malnutrition en Europe, qui serait principalement liée à la surconsommation d’aliments ultra transformés. Selon les chiffres annoncés par l’OMS, plus de 50% de la population européenne est en surpoids ou obèse. L’enjeu ne serait donc pas à l’augmentation des quantités de la production alimentaire mais bien à l’amélioration de sa qualité. Les pesticides étant, selon les Verts, responsables d’une dégradation des nutriments des aliments et de la qualité des sols, réduire leurs quantité permettrait de lutter contre le phénomène de dénutrition en Europe tout en préservant la fertilité des zones agricoles.
Concernant les mesures touchant l’élevage d’animaux, un des enjeux principaux serait celui de l’amélioration du bien-être animal. L’objectif des Verts est de se diriger vers une interdiction de l’élevage « en cage » et de diminuer de moitié l’usage d’antimicrobiens. Une étude menée par l’Union européenne révèle que 94% des citoyens européens se soucient du bien-être des animaux d’élevage, cette mesure répondrait donc bien à une préoccupation grandissante. De plus, il est avéré que l’usage d’antimicrobiens est problématique pour la santé du consommateur, ils sont en effet responsables de l’apparition de souches résistantes chez l’homme. En 2008, l’OMS mettait déjà en garde contre les infections liées aux bactéries pathogènes pharmacorésistantes, qui compliquent et augmentent les prix des traitements. L’objectif de cette stratégie serait donc bien de manger « mieux », plus éthique, plus durable, tout en développant une économie circulaire et biologique qui serait viable sur le long terme. Cependant, cette stratégie ne serait pas réalisable sans le soutien et la volonté des citoyens européens de changer leurs modes de consommation. Le système alimentaire actuel représentant approximativement 30% des émissions à effet de serre d’un point de vue global, il serait ainsi indispensable d’opérer un changement profond dans les modes de production et de consommation, afin de diminuer durablement ces émissions. L’adoption de la stratégie « de la ferme à la fourchette » placerait donc une fois de plus l’Europe comme un acteur majeur dans la lutte contre le changement climatique et pour la sécurité alimentaire.
Aujourd’hui, il est encore trop tôt pour se prononcer sur cette réforme. C’est sur le long terme que les conséquences effectives de ces mesures peuvent se mesurer. Toutefois, ce débat montre la difficulté de concilier enjeux climatiques et souveraineté alimentaire dans nos sociétés contemporaines.
Cet article est paru dans le numéro 35 du magazine