Un Président, la jeunesse et l’Europe : regard sur le présent et l’avenir. L’Union européenne selon François Hollande
10 April 2023 /
Julien Lemoine 10 min
Il est onze heures du matin, à Paris. Il fait frais. Le soleil hivernal illumine la capitale française. Le qualificatif de « ville lumière » prend tout son sens. Je suis rue de Rivoli et je m’apprête à rencontrer celui qui fut, de 2012 à 2017, le Président de la République française.
C’est Philae, son labrador, qui m’accueillera la première. Dans le petit salon d’attente, je suis entouré d’affiches. Il y apparait alors comme le candidat du changement de la campagne de 2012. Je l’entends raccrocher le téléphone. Il n’a rien perdu de son énergie. Immédiatement, l’ambiance est chaleureuse. L’homme aussi. La poignée de main est franche, la démarche rapide, le ton simple, amical. Il donnerait presque le sentiment que l’on se connaît depuis longtemps. J’entre dans le bureau de l’ancien Président. Derrière lui, un drapeau français. Juste à côté, le drapeau européen. Nous pourrions croire qu’ils ne font qu’un, qu’ils se confondent. Cela donne le ton. L’on s’assied. François Hollande ferme son veston, croise les mains. Sans un mot, je le ressens : il est temps de parler d’Europe.
Eyes on Europe (EoE) : Monsieur le Président, revenons un peu sur le passé. Votre relation avec l’Union. Vous avez fait preuve, de 2012 à 2017, d’une forte capacité de proposition, notamment en matière d’énergie et de réforme des institutions. Vous vouliez améliorer la gouvernance européenne. Vous vouliez une Europe plus sociale. Nombre de ces propositions ne verront pas le jour. L’Europe, est-ce un casse-tête insoluble lorsque l’on souhaite la réformer ?
François Hollande (F.H.) : Je pense qu’il y a des pistes qu’il ne faut plus emprunter. La première, c’est celle de la réforme des institutions européennes. Pourquoi ? Parce que c’est un exercice extrêmement lourd, forcément long, qui requiert l’unanimité des pays membres. D’expérience, mieux vaut se diriger vers l’essentiel. L’essentiel, aujourd’hui, c’est de constituer une Europe de la défense, compte tenu de la menace qui pèse à l’extérieur, et notamment des ambitions de la Russie. Pour y parvenir, il n’est pas nécessaire d’être à 27. La coopération renforcée peut y contribuer. L’essentiel, c’est aussi de se concentrer sur l’énergie, qui n’est normalement pas de la compétence, en tout cas unique, de l’Union européenne. Il faut renforcer ce lien de solidarité.
EoE : Quelle est la part du nucléaire en Europe, au sein de cet enjeu ?
F.H : Je préconise de laisser chaque pays membre décider de son mix énergétique, du poids de la répartition entre le nucléaire et le renouvelable, mais l’urgence est de réduire la part des énergies carbonées. C’est cela que l’Europe doit poursuivre, et elle a, pour cela, trouvé une méthode, une logique. Cette méthode, c’est celle de la zone euro. Nous avons un patrimoine commun, une monnaie, qui mène à des critères et des objectifs à atteindre. Nous devons l’appliquer au défi énergétique : nécessité fait loi.
EoE : Vous parlez des énergies fossiles. Il y en a de types divers sur le territoire européen que l’on exploite peu, voire pas du tout. Est-ce que le fait de de s’abstenir de puiser ce type d’énergie ne nous déforce pas, vis-à-vis d’autres puissances qui, elles, nous les revendent au prix fort ?
F.H. : Sans doute ! Mais c’est là que le rôle de l’Europe sur le plan international doit être pleinement assumé. Nous devons négocier, avec les Etats-Unis notamment, mais aussi la Chine, en ayant la volonté ferme de réduire cette utilisation des énergies fossiles. Je rappelle que les Américains sont les premiers producteurs de pétrole dans le monde.
EoE : Lors de notre première rencontre à la Villa Empain de Bruxelles, je vous demandais ce que vous pensiez de l’élargissement de l’Union à d’autres Etats. Nous savons qu’à l’origine, les Institutions n’ont pas été créées pour un nombre si important de pays membres. Pensez-vous que cela puisse mener ou mène déjà à une inefficacité décisionnelle alors que, paradoxalement, les décisions ont intérêt à être prises de plus en plus rapidement ?
F.H : D’abord, il y a des pays qui sont d’ores et déjà candidats à entrer dans l’Union. L’Ukraine, notamment, mais même bien avant celle-ci. Il y a les Etats des Balkans qui ont déposé depuis longtemps des demandes d’adhésion. Toutes ces démarches donnent évidemment lieu à de nombreuses négociations puisque ces pays doivent se soumettre, comme vous le savez, à un certain nombre de critères d’admission. L’Ukraine et la Moldavie se trouvent actuellement dans une forme de « salle d’attente ». L’Europe va continuer à s’élargir. Sûrement. C’est parce qu’elle va s’élargir qu’il a falloir que dans son cœur, il réside un noyau, une Europe « centrale » qui aille plus vite et qui ne soit pas retardée par les procédures qui à 30, 32, peut-être davantage, demain, empêcheront notre Union d’avancer.
EoE : Une Union à deux, trois, quatre vitesses. C’est la seule solution ?
F.H : Oui, la seule. D’ailleurs, c’est ce qui s’est produit pour la zone euro. Si l’on avait attendu que tous les pays membres adhèrent à l’union monétaire, je pense qu’à ce jour, il n’y aurait pas de monnaie unique et que l’euro n’existerait pas.
EoE : Nous savons que le Président russe Vladimir Poutine exprime une opposition ferme face à la question d’une intégration éventuelle de l’Ukraine à l’Union. Cette décision ne nous mènerait-elle pas à une guerre d’une autre ampleur ?
F. H : Non. Selon moi, ce à quoi Vladimir Poutine est vigilant, pour ne pas dire impérieux, c’est par rapport à une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. L’Union européenne n’est, à ce jour, pas constituée sur un principe de défense. Il n’y a pas de sécurité collective prévue par nos traités. Rien ne devrait donc s’opposer, de ce point de vue, à l’entrée de l’Ukraine dans notre Union. La question reste cependant de savoir si l’Ukraine veut une garantie de sécurité et c’est avec l’alliance atlantique seule que la question sera posée.
EoE : Vladimir Poutine misait sur une division intrinsèque de l’Union ou sur une désolidarisation de l’Union vis-à-vis de l’Ukraine. Cela n’a pas été le cas. C’est donc cela, l’unité européenne, qui sauve toujours ?
F.H : Je pense que oui. Dans cette guerre, l’élément déterminant a été la résistance des forces ukrainiennes mais aussi l’unité européenne. S’il y avait eu des fissures, des querelles qui avaient empêché la prise de sanction ou le soutien à l’Ukraine, c’eût été pour Vladimir Poutine une victoire. Cela ne s’est pas produit. Il est d’une importance capitale que cette cohésion européenne demeure. L’on sait que certains pays sont moins empressés de soutenir l’Ukraine, la Hongrie en particulier, et d’autres qui sont dans une forme de retenue. Je souligne cependant que pour l’instant cette unité n’a pas été remise en cause et c’est ainsi que le Président russe a connu un revers de plus.
EoE : Pour revenir sur l’Union de la défense que vous prônez, l’OTAN n’est plus suffisant? Vladimir Poutine a senti, sans nul doute, un certain affaiblissement de l’alliance atlantique avec la Présidence Biden. Qu’en pensez-vous ?
F.H : Oui. L’OTAN qui était en doute sur son existence même, sur ses financements et ses méthodes, s’est considérablement renforcé suite à l’intervention russe en Ukraine. L’alliance s’est d’ailleurs même élargie puisque la Suède et la Finlande vont, si aucun obstacle trop grand n’est placé par la Turquie y entrer. L’Europe de la défense, elle, doit se faire dans l’OTAN, et non à côté. Aucun pays, d’ailleurs, n’accepterait d’avoir deux systèmes de sécurité collective. Plusieurs pays dont la France doivent décider de mettre commun leurs moyens et leurs équipements.
EoE: Entièrement d’accord. L’on va parler à présent « représentation européenne ». Est-ce qu’il faut un unique visage pour incarner l’Union ? Si oui, sous quelle forme ? Un « Président de l’Europe » ? N’y a-t-il pas un danger que vienne s’y loger la croyance en un homme providentiel alors que l’Union est extrêmement complexe à gouverner ?
F.H : Je vous ai dit que l’Europe devait selon moi bien se garder d’une réforme institutionnelle. En 2005, avec le Traité constitutionnel européen, inclus désormais par le Traité de Lisbonne dans le droit européen, il y avait cette volonté de donner un visage à l’Europe à travers la présidence du Conseil européen.
D’expérience, je constate qu’il n’y a non pas une concurrence, mais une coexistence entre le Président du Conseil, de la Commission, … Il ne peut pas y avoir une confusion des deux rôles : la Commission dépend du Parlement européen et met en œuvre les décisions du conseil et les législations. Tout dépend de la volonté des chefs d’Etats et de Gouvernement de donner à ces deux fonctions une véritable autorité. Le choix du Président de ces deux institutions est déterminant pour donner à l’Union un visage. Pour l’instant, le consensus s’établi pour ne pas donner à l’Union un seul et unique visage. Les Etats ne sont pas tous prêts à ce qu’il y ait une autorité « supérieure » européenne et un président de l’Europe.
S’il y a une Europe de la défense, elle devra être incarnée. Inévitablement. Une figure de plus, vous allez me dire. Mais cette fois-ci c’est cette personnalité qui engagera la politique extérieure et les moyens armés de l’Europe.
EoE : L’urgence du déficit démocratique en Europe, c’est personnellement une question qui me préoccupe beaucoup. L’Europe et ses institutions semble lointaine, incomprise. Les divers scandales, notamment au Parlement, accentuent ce sentiment de déconnexion au sein de la population. La première urgence, c’est de réinclure le citoyen dans le projet européen.
F.H : Oui, je suis bien d’accord, mais cela ne passera pas par des réformes et des procédures. C’est par des consultations plus régulières dans chacun des pays sur l’avenir de l’Europe. C’est en multipliant les échanges entre les jeunesses de nos pays européens. C’est en ayant davantage de place qui soit laissée à la culture, à la connaissance de ce qu’est notre espace et en ayant des exigences plus grandes sur les valeurs partagées et sur l’élargissement de la démocratie. C’est faire que l’Europe soit un exemple, notamment sur la question climatique. C’est cette volonté de partager un même destin qui rapprochera nos concitoyens.
EoE : Travailler sur l’âme de l’Union européenne, alors ?
F.H : Oui, sur son âme, c’est le mot. Je le crois.
EoE : Les listes transnationales sont une piste ?
F.H : Oui, c’est selon moi un excellent principe parce que, précisément, cette construction crée un espace démocratique et politique commun.
EoE : Votre Europe de demain, votre Europe idéale et votre message à la jeune génération ? Elle pourrait parfois être tentée par le repli sur elle-même. Pourquoi faut-il se battre ? Pourquoi il est utile, encore et toujours, de s’engager ?
F.H : Il y a deux risques majeurs. D’abord, le repli individuel, cette tendance à se dire « A quoi bon s’engager, y compris pour une cause européenne. Mieux vaut réussir sa vie autrement ! ». Ensuite, c’est que ce raisonnement soit transposé à l’échelle de chaque nation « pourquoi partager avec d’autres un avenir commun ? Ne vaudrait-il pas mieux se réfugier dans nos frontières et nos intérêt nationaux ». Oui, ces tendances existent. L’extrême droite, une partie de la droite et de la gauche aussi, parfois, se livrent à cet état d’esprit. Mais il y a l’espoir. L’espoir c’est de faire que l’Europe soit celle de l’expression des convictions, de l’exemplarité sur les enjeux, notamment climatiques, de demain. Face à des défis mondiaux, nous pouvons encore gagner. Gagner suppose de rétablir notre technologie, notre savoir, notre organisation, notre système social. Cette démarche peut nous rehausser collectivement et emmener, avec nous, le reste du monde. Mon autre espoir est que l’Europe, qui a réussi à rétablir la paix entre ses membres, à harmoniser les politiques, à bâtir une solidarité économique et monétaire, devienne un véritable espace politique. Dès à présent, elle doit impulser une force autour d’une défense commune.
EoE : Je pense comme vous que l’on ne peut pas être heureux seul dans un climat, une Europe, un monde malheureux. Se battre pour des idéaux, pour les autres, pour plus grand, c’est se battre pour soi, aussi.
F.H : Indéniablement. L’avenir de l’Europe, c’est de s’occuper du monde. J’ai confiance, pour cela, en votre génération. Mon avenir à moi, si j’en ai un, est national. C’est à partir du national que l’on peut faire de l’européen.
Philae se lève. Il est temps de partir. A travers les fenêtres du bureau, le soleil parisien colore le Louvre d’une teinte orangée. L’on pourrait croire que le Président a le temps. Qu’après avoir assumé les plus hautes fonctions de l’Etat, l’on aspire à du repos. Détrompez-vous : il y a de ces hommes, de ces femmes, qui ne cessent d’être pressés, motivés par un besoin essentiel : celui de la transmission. Ce cheminement noble qui vous persuade d’une chose : la mémoire est le guide de l’avenir. François Hollande, indéniablement, l’a bien compris.
« Je n’aime pas l’expression « devoir de mémoire ». Le seul « devoir », c’est celui d’enseigner et de transmettre » Simone Veil.
A nous de jouer !